Y a-t-il nécessairement un « moi » en poésie ?
Non. On peut s’en passer tout à fait.
Et produire ainsi la poésie la plus ardente, la plus terrible.
Et même il vaut mieux s’en passer tout à fait.
Toute intrusion du moi détruit la relation et donc détruit la poésie. Au reste, on constate la même chose dans tous les arts.
Cette histoire de « moi » est un gros malentendu.
On a cru que l’expression du moi suffisait à définir la poésie.
Il existe même une belle et fausse démonstration de cette thèse dans le livre de Kate Hamburger [1] sur les genres littéraires – belle car elle nous apprend beaucoup de choses sur la poésie, sur l’énergie qu’elle met au jour et donne à partager – fausse car elle érige ce trait en absolu.
Cette croyance produit des désastres humains, esthétiques, politiques.
Il existe au contraire des poésies qui restent et qui transportent les hommes de tous temps et toutes langues, ce sont des poésies impersonnelles : de toute personne.
On doit ajouter : inhumaines. Des poésies qui sont de ce qui est inhumain dans ce monde.
Y a-t-il encore de nos jours des thèmes réservés à la poésie ?
Certains le croient et le disent. Plus nombreux encore sont ceux qui disent que non, la poésie doit tout dire, mais en fait ils ne supportent pas qu’on ait seulement l’air d’entrer dans des terres et des eaux comme la politique ou la physique.
Parler de poésie, en langage courant, revient à se situer dans un monde sans raison ni technique ni pouvoir. Mais cela c’est limiter la poésie. Et c’est laisser le pouvoir entrer clandestinement dans le poème et rafler la mise.
Et c’est ignorer le legs d’artistes comme Vinci ou Callot (Jacques Callot livre, dans ses Malheurs de la guerre, un traité d’embuscade), d’écrivains comme d’Aubigné, Dante ou Saint-Jean de la Croix qui prennent le temps, dans leurs poèmes, de développer leurs raisons sur les sujets les plus terribles, hors-moi.
Une autre façon de répondre aux deux questions précédentes, sur le moi et sur les thèmes réservés, est de citer ce texte de Ian Monk à propos de la poésie d’Ivar Ch’vavar :
« Quand j’étais en juin dernier au Festival International de la Poésie à Rotterdam, j’ai assisté à une discussion entre deux poètes américains, Mark Strand et Robert Pinsky, qui se complaisaient dans l’idée que le seul genre poétique qui reste vivant de nos jours est le « lyrique » – par une étrange coïncidence justement le genre de poésie qu’ils croient écrire. J’ai objecté que le vingtième siècle avait aussi produit quelques bons exemples de poésie épique, mais ils m’ont envoyé balader. Malheureusement, je n’avais pas encore lu Hölderlin au mirador d’Ivar Ch’Vavar qui est la preuve que l’on peut encore écrire un poème qui possède à la fois un souffle épique, le délire discipliné du lyrique, une attention aux détails et des images extraordinaires. Tout est toujours possible [2]. »
Réponses à un questionnaire espagnol ; lire les autres questions.