Ayschmann, Münzer et le narrateur se sont retirés de la grande salle, ils continuent de parler dehors, vers la rivière, Münzer est plus libre de développer ses conceptions que ses adversaires qualifient d’anarchistes et qu’il défend, lui, comme communistes : défendant, d’un seul tenant, l’émancipation sociale et l’émancipation humaine. Quand le narrateur et Ayschmann se retrouvent seuls, tout d’un coup l’échange devient le plus intime et le plus dramatique, il s’agit d’un visage, d’êtres qui sont « tous deux là l’un pour l’autre, en toute liberté ».
Dans cette séquence sont ménagés tous les contrastes, fusions, interactions entre l’histoire et l’histoire intime, entre les pensées publiques et les pensées secrètes.
Le narrateur est né en même temps que le nouveau pouvoir bolchévik, le 8 novembre (26 octobre dans le calendrier russe de l’époque) 1917 :
La date pour la célébration de laquelle nous étions réunis dans la grande salle avait pour moi une importance particulière, car vingt ans plus tôt, lorsque Lénine partit à huit heures du soir en compagnie de l’ouvrier Rachja, caché sous une perruque et des lunettes, une vieille casquette profondément enfoncée sur la tête, une écharpe nouée autour du menton, en direction de Smolny, ma mère était dans les douleurs de l’enfantement, à la clinique de gynécologie au bord de la Weser, et à minuit, lorsque Lénine se débarrassa de son déguisement dans la pièce au bout du corridor, tout en haut de l’institut pour jeunes filles de la noblesse, tout à côté de la salle des actes et des fêtes, où les délégués du congrès des soviets, vêtus de capotes en loques étaient assis, serrés les uns contre les autres, et lorsqu’on entendit les coups tirés par les canons de six pouces de l’Aurora, mon père faisait toujours les cent pas, inquiet, dans la salle d’attente, et à deux heures dix, le matin du huit, Antonov Ovsejenko, aux épaules étroites, portant un chapeau mou et des lunettes cerclées, tel que je l’ai vu, lui que j’appelais mon parrain, par la fenêtre d’un café à Albacete, Ovsejenko annonça que les membres du gouvernement provisoire étaient arrêtés, je vins au monde, et on venait de me laver et de me langer lorsque fut diffusée la proclamation selon laquelle tous les pouvoirs passaient maintenant aux mains des soviets d’ouvriers, de soldats et de paysans, qui allaient garantir un véritable ordre révolutionnaire.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 253.
Hodann, dans sa présentation de la révolution russe, justifie la répression des opposants, on vit avec lui l’épopée de la construction d’un nouveau pays, d’un nouvel État, et la nuit il prend des notes sur la défaite de la tradition humaniste dans l’histoire intellectuelle allemande, sur la nécessité de former des volontaires pour la paix, et non pas des volontaires pour la guerre.
Et quand une délégation de grands noms, Willi Bredel, Karl Mewis, Ilya Ehrenburg, Richard Stahlmann, venus de l’état-major politique et militaire, se présente pour un entretien bon enfant qui consiste à vérifier la teneur de certaines accusations qui pourraient envoyer Hodann à la mort, il répond sérieusement, passionnément, sans s’inquiéter des conséquences, en se situant sur le plan scientifique, aux questions sur la sexualité des soldats.
Le narrateur s’en va, il monte dans une tour, il observe de haut la suite de la visite. Sa position d’observateur inquiet, fasciné et insatisfait est la nôtre.