Fin mars, 4 millions de personnes au chômage - sur une population active d’environ 23,5 millions de personnes.
Ils disent : « on s’attend à 20% d’ici la fin de l’année » – calcul : 4 millions 800 000. Combien en plus, vraiment ?
J’imagine les chantiers désertés, les locations quittées dans la nuit pour aller se réfugier avec ses affaires dans la famille qu’on croyait avoir quittée.
On n’avait pas connu ça (ce pourcentage, ces chiffres) depuis 1976. L’année où l’Espagne s’est défaite du franquisme. Les cinq ouvriers morts et la centaine de blessés dans un affrontement avec la police, le 3 mars 1976, à Vitoria, au pays basque, et la naissance de la Coordination démocratique. La légalisation des partis politiques en juillet et l’amnistie générale pour tous les prisonniers politiques à la fin du même mois. Le 16 novembre, l’auto-dissolution des Cortès, l’organe parlementaire franquiste.
Mais nous ne sommes pas en 1976.
En 2009, cet hiver, ce printemps, des Espagnols vendent leurs reins, leurs poumons, quelques centimètres cube de leur moelle osseuse pour se tirer d’affaire.
Site d’enchères, www.habitamos.com. Une association de consommateurs espagnole, la Facua, y est allée voir et rend public. « Je vends un rein et de la moelle osseuse en raison de nécessités économiques. Prix : 40000 euros. » « Trente ans, en bonne santé. Ni fumeur ni buveur. Groupe sanguin O +. Je vends un rein car je suis au bord du gouffre financier. 46000 euros. »
Il y a un prix de marché pour le rein. Aux alentours de 40, 46 000 euros.
Je suppose que l’acheteur prend les frais d’opération à sa charge.
Que dit le chirurgien qui opère ?
1. Le patient est volontaire. 2. On manque de reins. 3. Je fais mon boulot.
Tout est normal. Professionnel.
Qui a ces 46 000 euros quand l’autre en face ne les a pas ?
1. Il me faut un rein. 2. Je paie le juste prix, vraiment c’est pas volé. 3. J’aide un malheureux qui a besoin d’argent tout de suite et qui peut se passer d’un rein au lieu de foutre ce fric en l’air.
Tout est normal. Harmonieusement économique et humain d’un seul tenant.
Selon « les autorités judiciaires », compter 75 000 offres d’organes cette année.
Faut-il s’indigner ? Non. Non.
Ce serait perdre trop de temps et d’énergie. Ce serait inexact.
Le gouffre est ici : qu’une personne est seule dans la ruine, qu’elle ne rencontre d’autres que dans l’échange marchand de son propre corps, que son nombre de reins est limité à deux, que sa souffrance est sans limites, qu’elle ne s’organise pas avec d’autres nombreux pour exproprier les banquiers, que 40 ou 46 000 euros soient dépensés dans des achats de reins alors que les reins pourraient être donnés comme on offre l’hospitalité et que cet argent ne soit pas dépensé plutôt dans un des milliards de chantiers utiles à l’entente entre humains, à la restitution de son étrangeté à la nature – et que ces questions doivent être repoussées au lendemain parce que celui qui rédige son offre pour habitamos n’a pas le temps, ni les ressources, ni l’amitié.
Source : La Libre Belgique, 28 avril 2009.
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