Jean Le Mauve a été un éditeur exigeant, un homme bon, simple, un imprimeur typographe parfaitement imparfait – et un écrivain neuf qui a su transcrire l’oral dans l’écrit. L’oral dans le sens où la pensée, les façons de voir, les désaccords s’expriment non pas directement, explicitement, et donc abstraitement, mais par anecdote, laissant les leçons se dire d’elles-mêmes.
Parler peu. Parler dans l’action, et réduire les mots qui l’accompagnent. Parler par allusion. Jean Le Mauve a donné, en respectant la vitesse de l’écrit, la vitesse propre à la lecture, cela : le déroulement, la durée spécifique, les ralentis de la pensée délivrée par oral, et les sauts brusques par-dessus plusieurs maillons, ou au contraire les suspensions, les impressions persistantes sans mot, en l’absence de mots.
Il a écrit Le Bestiaire vivant au début des années ’70, après ses poèmes lyriques, et je crois qu’il n’a plus écrit de poème après. Il renonce à l’émotion affichée et développée. C’est tout d’une prose vive, d’une variété d’effets qui lui feront traverser les années. Dans cent ans encore j’en suis sûr on lira cela à l’aise, comme si ça avait été écrit d’hier.
Il prend le contre-pied de sa propre poésie lyrique. La poésie n’est plus là que pour donner la sensation juste. D’une chouette qui s’envole : "On se regarde un moment elle et moi les yeux dans les yeux puis elle s’envole dans un bruit de tissu qu’on déplie." (nocturne 1). Le matin, vers cinq heures : "Une grande ombre court sur le jardin. Comme une eau silencieuse. Je lève les yeux et je les vois." (vol d’échassiers).
Le bestiaire est un genre littéraire en tant que tel ; La Fontaine, Jules Renard et Apollinaire dans notre langue en ont donné des modèles. Animal ou humain ? Tout bestiaire joue de cette équivoque. Jean le Mauve se situe dans cette tradition et la renverse. C’est la première fois en effet que les animaux ne sont pas des types, des caricatures dont on sent qu’elles porteraient costume et cravate. Ces bêtes sont de la campagne, vraiment – et elles vivent par elles-mêmes, déjouent les idées préconçues – par leur mouvement rapide ou lent, autre, imprévisible, elles déplacent les frontières entre l’humain et son entour.
Son bestiaire est un recueil d’histoires rurales, la campagne telle qu’elle est dans la deuxième moitié du XXème siècle : routes goudronnées où circulent des voitures qui n’en ont rien à faire d’un troupeau de chèvres ; troupeau de moutons vendu, et le berger qui se pend ; livres qui en savent, sur les nids, plus que les vieux.
Pas de longs développements sur les rapports sociaux à la campagne, façon presse politique ou philosophie à l’usage des opprimés. Juste l’histoire du "vieux" qui enterre son ex-patron et ne peut s’empêcher, en le descendant dans le trou, de penser au "goût de noisette" de l’écureuil que ce pingre lui laissait à chaque retour de chasse (l’écureuil).
Il se débarrasse et nous débarrasse par la même occasion de toutes les idées fausses, des stéréotypes sur les animaux, qu’ils soient mièvres ou héroïques. Mirette devient l’héroïne du village : on trouve cette chienne malheureuse et lamentable sur le lit de sa vieille maîtresse morte. Le vieux garde-chasse déclare d’un ton docte : "Cette chienne-là ne vivra pas un mois". Tout le village murmure, quelques mois plus tard, qu’elle copule à tout va dans le cimetière.
Le titre attention troupeau se transforme en son contraire : il a envie de tuer, lui le pacifique Jean, un conducteur qui faillit écraser ses chèvres ; "Jean, il faudrait parfois peu de choses pour que tu tues un homme : il suffit d’un rien."
Il donne dans ses récits ce qui tient à rien.
La cueillette d’un veau : d’une vache, "une hollandaise (une bête qui a du passage et qui a toujours vêlé toute seule)" pend un veau à moitié dehors, resté accroché aux hanches. "Il a glissé tout de suite. Il n’y avait pour ainsi dire qu’à le décoincer."
Le thème, dans le fond, c’est la pensée. Il observe des grives ou des merles femelles dispersées dans un troupeau de poules naines qui "se comportent comme les poules", "se déplacent sur les pattes, même rythme, même attitude, semblent oublier complètement qu’elles sont grives ou merles" (voisinage). Pour qui se prennent-elles ? Ou encore il observe un coq qui simule le coït sur une poule puis, "cou rentré, l’œil mi-clos" "reste là, longuement, sans bouger" (coq) : on a approché ce qui serait une pensée de coq.
Il y a comme cela un texte extraordinaire de rythme. Jean accompagne Jules dans sa chasse au lièvre, le jour de l’ouverture. Il pleut : pas de fusil. Jules brusquement se laisse tomber et "se relève presqu’aussitôt, trempé, tenant le lièvre à deux mains." Le tue, le fait pisser en appuyant sur le ventre, le glisse dans sa dossière. "Et on repart."
Quand Jules se laisse tomber et, relevé, tient le lièvre par les oreilles, ce sont des pensées : observation, éveil, attention, intuition en action, et c’est à la fois le mouvement de la marche lui-même.
L’énergie qui s’en dégage est folle, irrésistible, fatale. Je ne connais tout simplement pas d’autre texte qui donne cette sensation, qui laisse cette impression.
Pensées d’homme et de bête se rencontrent dans les longues traces que laisse la rêverie.
Il revient chez lui par "une de ces nuits froides et claires où le pas se fait plus net, où les choses semblent plus réelles que pendant le jour." Il voit venir vers lui, sur la route, un chien. Il devine lequel. Il pense aux autres chiens du village. Arrivé près de son jardin, proche, il élève la voix, s’adresse à lui comme à un vieux copain. "Alors, Boby, on traîne ?" L’animal "s’arrêta brusquement comme si on l’avait tiré d’une profonde rêverie. Il était à peu près à un mètre de moi." "C’était un renard." "Il resta figé une seconde à me regarder, traversa lentement la route comme à regret et descendit vers les marais" (rencontre).
C’est le brusque arrêt du renard, c’est sa lenteur à se détourner et descendre vers les marais qui donnent la tonalité, la profondeur de sa rêverie. Entrer dans ses pensées on ne le peut pas, mais on en capte le goût.
Il y a des rencontres aussi dans la chasse. Dans capture il attrape "de justesse" un lérot. Le but est de l’enfermer dans une boîte pour les enfants de l’école. Il l’attrape dans la maison. Jean se fait aider par son fils, Serge, qui s’inquiète pour la vie du tout petit rongeur tenu dans une main. Le récit, qui battait la cour de l’école, l’escalier, le grand grenier, est tout à coup focalisé sur un point, le plus ultime. "Le lérot a fermé les yeux et, réflexion faite, il me semble que son cœur se ralentit." "Je desserre les doigts d’une manière infime." Le lérot s’échappe.
Yeux fermés, cœur ralenti : pensées de lérot. Peut-être même ruse. Et le chasseur, dès lors qu’il sent cela, n’est plus qu’un homme feinté.
Une première version de ce texte est parue dans le n°111 de la revue Décharge, publiée par Jacques Morin ; on trouvera dans ce n° un dossier consacré à Jean le Mauve.
Les éditions L’Arbre de Christine Brisset-Le Mauve.
Des portraits de Jean et de son atelier par un de ses amis, éditeur-typographe.