Nous sommes entre janvier et août 1942. L’armée allemande recule sur le font de l’est et, à Stockholm, la résistance communiste allemande, divisée par ses multiples accusations et soupçons croisés, perd ses cadres l’un après l’autre sous les coups de la police suédoise au service de l’appareil de répression nazi.
Dans cette dispersion tragique chacun est renvoyé à lui-même. Le narrateur nous décrit le contenu de la mallette que son ami le psychiatre Hodann transporte partout avec lui, "remplie de ses commentaires sur la situation en Allemagne", un portrait des conditions intellectuelles et psychologiques de la lutte :
(…) de simples notes sur la situation intellectuelle, intellectuelle c’est trop dire, l’état de l’adaptation au conformisme ambiant, (...) la population où dominait la passivité, sans réaction devant les actes inhumains, refusant de voir ce qu’on avait sous les yeux, (...) aveuglement tel qu’on écarte toute idée de faute, (...) par ailleurs toujours la vieille notion de liberté, de liberté de parole sans responsabilité, (...) est-ce que (…) la destruction des villes a un sens ou bien la menace d’anéantir ne susciterait-elle pas une volonté plus forte encore de se défendre, un aveuglement plus profond, se demander si l’immoralité totale peut fournir une base à l’établissement d’une morale nouvelle (...). Savoir (…) qu’il n’y aurait plus le matérialisme combatif, la foi marxiste en un avenir, que ne subsisteraient que nihilisme et désespoir et que les individus en question ne voulaient rien de plus que vivre au jour le jour, en attendant ce qui devait advenir. L’Allemagne, avait-il écrit en résumé, a un retard de soixante-dix ans sur l’histoire mondiale. La Commune n’a laissé aucune trace. Le pouvoir est toujours entre les mains de potentats baroques. Tout élan des enfants réprimé à coup de fessées. Seule valeur sûre : les héros pubères comme Siegfried, Horst Wessel. L’impérialisme primitif comme système de gouvernement. Ne jamais admettre une capitulation. (...) Légende du coup de poignard dans le dos en 1918. Diffusion de la chimère selon laquelle, lors de la catastrophe du mouvement ouvrier en dix-neuf-cent-trente-trois, le parti communiste n’aurait pas été vaincu. (…) Identification possible seulement si le modèle proposé est si ressemblant à ce qu’on est soi-même qu’on s’aime dans l’autre parce qu’on s’y retrouve (...)
L’Esthétique de la résistance : III, I, p. 787 de la nouvelle édition.)
Nous assistons aussi à l’arrestation de Funk, un des hauts fonctionnaires du Parti ; dans les instants où il attend que les policiers se saisissent de lui, se sachant perdu, tous ses combats depuis son enfance lui reviennent en mémoire.
Le narrateur est de plus en plus seul. Mais tous ne sont pas attrapés. Stahlmann, le chef militaire, s’échappe.
(…) c’est Stahlmann qui (..) me transmit un peu de la folle confiance qui devait être celle des derniers survivants dans leurs retranchements, afin de faire croire à l’ennemi que la défense restait intacte. (…) C’est en réalité lui, l’homme invisible, l’organisateur secret (...) qu’ils avaient cherché lorsque, le mardi dix-huit août, il se trouvait sur le marché au foin à côté de Seydewitz (...). C’est de lui qu’ils auraient dû s’emparer d’abord mais, pendant qu’ils se jetaient sur Seydewitz, il put se faufiler entre les étalages de fruits, les stands de fleurs et, après quelques pas, dans le scintillement des couleurs et les reflets du soleil, il prit l’allure d’un acheteur ordinaire qui palpait des fruits et des légumes et se retourna étonné lorsque retentit le sifflet à roulette puis, un sac de pommes sur le bras, il descendit les ruelles étroites vers l’angle de Vasagatan où il prit l’omnibus afin de repasser sur Kungsgatan pour jeter encore un coup d’œil sur la place du marché. Des voitures de patrouilles de police étaient alignées dans la rue, Seydewitz avait été emmené, on chercha encore après lui de-ci de-là, des policiers interrogèrent les marchands sous les parapluies et les tentes multicolores, de petits groupes de personnes gesticulant étaient refoulés (...). Dans cette ville écrasée sous la chaleur de l’été, (...) il ne lui restait plus à faire grand-chose (...) et en allant aux bains turcs il ne faisait aucun tort aux hommes capturés. On s’attendrait moins à le trouver au Sturebad, cher et élégant, sur la table de marbre, savonné, frotté et massé par la femme dont la blouse épousait les formes rebondies. Connaissant les régions de l’horreur qui n’étaient pas loin, sans aucune peur devant la mort, son corps nu livré à des mains fermes, il s’abandonna entièrement à cette heure pleine d’échos, de vapeur, où voltigeaient les linges blancs.
L’Esthétique de la résistance : III, I, p. 794-795 de la nouvelle édition.)