Comment répondre aux exigences découvertes lors de la dernière lecture : « nous ne voulions pas (...) de bonnes œuvres qui se consacrent à nous mais nous voulions le tout, et ce tout ne devait (...) pas être quelque chose qu’on nous transmettrait, il fallait d’abord le créer » ?
Le narrateur, Heilmann dont on apprend aujourd’hui qu’il traduit Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud, Coppi l’ouvrier, son père et sa mère tout juste rentrés de l’usine, sont à la recherche d’œuvres qui ne sont ni des provocations gratuites, « simples manque de respect qui, en fin de compte, n’entravaient en rien la liberté du marché » ni de pures copies de l’existant tel qu’il est convenu de le voir, sans contradictions ni perspectives. Entre ces deux bornes l’espace des expériences exploré par les cinq personnages du roman, réuni dans une cuisine dont les rideaux sont tirés à cause du couvre-feu, est immense.
Avec leurs yeux nous regardons les tableaux des réalistes russes, les Casseurs de pierre de Courbet, les paysans de Millet...
...enfin les productions du réalisme socialiste qui triomphe avec Staline dans ces années 1930.
Ces tableaux nous encouragent, disait la mère de Coppi, nous avons besoin d’un tel soutien du fait que tant d’entre nous se donnent pour battus. Mais Heilmann maintenait ses objections. Les tableaux montrent effectivement des performances, des conquêtes, dit-il, mais ils cachent les processus contradictoires au cours desquels se produit ce qui est nouveau. (...) Les reproductions d’événements révolutionnaires sont réalisées dans un style qui est dépassé. Les peintres qui veulent s’occuper de l’avenir ont recours pour ce faire aux moyens d’un naturalisme romantique qui regarde en arrière, en direction de l’ère bourgeoise. Leur naturalisme, dit Coppi, détruit tout ce qui faisait le plaisir des yeux du petit-bourgeois, c’est précisément en faisant écho à ce qui est passé, déjà connu, qu’il montre comment il s’élève au-dessus de l’ère idyllique du profit, de l’exploitation. De plus, actuellement, du fait qu’il y a urgence, il ne peut s’agir d’édifier du définitif, l’essentiel est d’attirer l’attention sur la force, sur la volonté de défendre les acquis. C’est d’un point de vue moral que nous devrions aborder ces tableaux et accepter même les éventuels défauts jusqu’à ce que soit trouvée une forme d’art qui s’accorde parfaitement avec la grandeur des objectifs atteints. Toutes nos études, dit Heilmann, nous les estimerons inutiles si nous nous prêtons en toute connaissance de cause à un artifice, une pose, si nous nous arrêtons là où depuis longtemps on nous a montré comment avancer. Une contre-révolution culturelle, dit-il, vient s’insinuer ici dans l’image que nous avons de la société.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 75.
Et la dispute devient immédiatement politique, sans cesser de mobiliser toutes les notions de la critique de l’art :
De même qu’il faut examiner et discuter les productions artistiques de la Russie soviétique, de même et du même point de vue - ce dont les forces révolutionnaires et le peuple ont besoin pour aller de l’avant - de même faut-il chercher à comprendre ce qu’il s’y passe.
Nous, lecteurs, vivons cette discussion de façon intense : le fascisme est au plus haut et progresse, la guerre mondiale a commencé en Espagne notamment, autour de nous, en Allemagne, d’autres cellules comme celle de Coppi et de ses amis s’éteignent une à une, le combat est de vie ou de mort, toute prise de parti un danger : le conflit est aigu entre, d’une part, la nécessité et le désir de comprendre et d’autre part toutes les angoisses et tous les chantages qui incitent à obéir, à ne pas penser.
Mais l’énergie qui porte à l’émancipation est irrésistible, la force libératrice de l’art est toujours présente quelle que soit son époque de création.
(...) les peintures rupestres d’Altamira et de Lascaux dégageaient une magie que les œuvres expressionnistes remplacèrent par des éléments décoratifs, les fresques crétoises aux tons transparents, aériens, aux contours effacés ressemblaient à la vision qu’avaient de la nature les impressionnistes, les modèles floraux de Knossos contenaient déjà le Jugendstil, les perspectives décalées des reliefs égyptiens préparèrent le cubisme, le surréalisme actualisa les figures babyloniennes et aztèques, les sculptures Hindous et des Khmers ou des formes sumériennes et coptes firent irruption dans la sculpture moderne. Les termes d’antiquité, de moyen âge étaient des dénominations pour les fichiers des théoriciens, et oblitéraient le fait que dans l’art tout était nouveau et actuel. De tout temps il y eut ce qui était proche du réel et l’abstrait, le rituel et le fantastique, tantôt on obtenait la clarté en jouant des surfaces, tantôt des effets de profondeur, la perspective centrale ne devait pas être considérée comme une amélioration mais simplement comme une manière différente de communiquer l’illusoire. Depuis toujours l’utile a fait partie de l’art ainsi que l’intention, ce qui est rigoureusement contrôlé tout comme le bond vers l’inattendu. L’histoire de l’art ressemblait elle aussi à une spirale dont le déroulement nous plaçait toujours à proximité de l’ancien et nous voyions toutes les parties intégrantes sans cesse remodelées et variées et lorsqu’il se produisait une modification importante à nos yeux elle résidait dans le fait que nous avions redécouvert la valeur de l’art à ses débuts car, depuis qu’existait une pensée, il était la propriété de tous, intimement lié à nos impulsions et à nos réflexes. Pas plus que nous n’acceptions l’idée d’un art exclusif conçu pour des gens à la culture spécifique, nous ne pouvions admettre la nécessité d’un langage artistique façonné spécialement pour la classe ouvrière, un langage qui devait être facilement compréhensible, consistant et efficace.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 84 / nouvelle édition p.80.
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