C’est certainement le passage le plus tranquille, le plus doux et heureux du grand roman de Peter Weiss.
Bischoff est cachée dans le logement de la chaîne de l’ancre, en haut du réservoir du bateau qui l’emmène de Suède en Allemagne. Elle pense aux compagnons de lutte, les ambitieux et ceux qui sont sans ambition ; dans cette rêverie, Svärd, le marin qui assure sa traversée, vient la chercher. Elle retrouve en même temps que son camarade et la lumière, son nom, sa situation géographique et son itinéraire, le repos :
Lorsque, entendant grincer au-dessus d’elle une vis du couvercle de l’écoutille, elle regarda sa montre, elle était incapable de dire s’il était quatre heures du matin ou déjà quatre heures de l’après-midi, elle se blottit de nouveau dans le sillon de la proue, puis elle entendit la voix de Svärd. Lotte, criait-il. C’était étrange d’entendre son prénom. C’était comme si elle avait oublié ce nom et qu’on le lui rendait maintenant. Le nom venait vers elle comme un grand geste d’amitié, inattendu. Ses genoux se dérobèrent lorsqu’elle voulut monter l’échelle. Svärd lui tendit les bras. Elle saisit ses mains. se laissa hisser vers le haut. Et lorsqu’elle fut allongée sur sa couchette dans le petit jour, l’écho de son nom résonnait encore en elle. Mange, Lotte, tu n’as rien mangé, rien bu. Nous nous dirigeons maintenant vers l’Elbe. Puis nous passerons devant le phare de Neuwerk, le long des îles de Frise orientale jusqu’à Borkum, puis nous prendrons l’Ems en direction de Delfzejl. Là, il faudra que tu retournes dans le réservoir, Lotte, c’est là que nous déchargerons les planches. Puis on continuera jusqu’à la Weser, vers Brême. Maintenant tu peux dormir, Lotte.
L’Esthétique de la résistance : vol. III, p. 91 de la première édition ; p. 717 de la nouvelle édition.
Elle se souvient de la dernière conversation avec Funk, le chef de la section du Parti communiste allemand en Suède, elle récapitule les consignes, les messages codés, les adresses, mais l’une d’entre elles est manifestement piégée, soudain elle pense « Il veut qu’on me découvre (…), il veut prouver que le travail à Berlin est impossible ».
Confiante dans sa lucidité et sa connaissance de Berlin, portée par la complicité fraternelle des matelots qui détournent l’attention de la police, « joyeuse, frôlée par l’ombre furtive des alouettes », elle pose le pied sur le sol allemand.