La découpe arbitraire d’une heure de lecture dans ce texte constitué de blocs d’existence commune produit, tant il est construit puissamment, à chaque fois un thème, une tonalité particulière. Ce mardi c’est le thème de la sensibilité et de l’insensibilité, de la connaissance et de la méconnaissance.
Le narrateur rencontre un ingénieur chimiste, Nyman, qui rapporte ce que lui a raconté « un comte von Seydlitz » - un témoin direct de l’extermination par le gaz. Mais que dire, à qui, comment ? On voit alors à l’œuvre les mécanismes ordinaires de dénégation d’une vérité extraordinaire.
Ce que les camarades du narrateur ne veulent pas entendre a été compris et senti par sa mère. L’ouverture de la troisième partie du roman, lue le 13 décembre 2016, dépeint le délire et le mutisme dans lequel elle s’est enfermée. Son silence, en quelque sorte, accomplit l’impossibilité d’être entendu et de parler à laquelle se heurtent les témoins. Et renvoie le narrateur à sa vocation d’écrire, un défi auquel on se doit de répondre, précisément quand ce qui doit être dit se refuse à l’écriture.
Il fallait une constitution particulière et rare pour reconnaître dans tous les phénomènes leurs conséquences ultimes. Les êtres disposant de ce don vivaient sous une menace monstrueuse car, bien que voyant plus loin et avec plus d’acuité que nous, ils ne parvenaient plus à s’affirmer dans notre monde. Pour les êtres de cette sorte, il n’existait que deux possibilités, un repli de plus en plus hermétique sur leurs hallucinations (...) ou la voie vers l’art. Mais cette voie ne restait ouverte qu’aussi longtemps que subsistait le désir de s’adresser au monde extérieur. Ce désir une fois perdu, le passage dans les régions de l’art se refermait. La frontière entre ce qui se fermait et ce qui s’ouvrait, prometteuse de guérison, existait toujours dans l’art et se reflétait dans le penchant pour la mélancolie. Les choses étaient presque telles que, dans une œuvre d’art, nous étions (...) saisis par cette plongée dans l’indicible (...). C’est ainsi que ma mère, comme dessinée par Dürer, était demeurée sous la balance, le sablier, la cloche, le tableau avec ses chiffres incompréhensibles, la tête appuyée sur sa main, pensive, inaccessible (…)
L’Esthétique de la résistance : vol. III, p. 144 de la première édition ; p. 763 de la nouvelle édition.)
Ainsi une œuvre d’art, sensibilité et connaissance d’un seul tenant, nous met-elle, à nouveau, face à notre humanité.