Nous sommes encore à Berlin, dans l’attente du départ vers l’Espagne : le narrateur connait son affectation, l’hôpital Cueva la Potita, près d’Albacete. Le narrateur est assis sur le sol de la cuisine vide, c’est un moment de méditation. « Tout ce qui avait fait l’objet de débats depuis la rencontre avec l’autel de Pergame se concentrait en une vision fondamentale, (...) un choix de vie (...). »
Au tout début de cette séquence, le narrateur réaffirme l’attachement de sa génération à la révolution d’octobre, à la Russie soviétique. Durement : « Nous approuvions l’intolérance avec laquelle on agissait là-bas. » Il y a là, dans la manière dont Peter Weiss compose son roman, quelque chose d’ironique et de tragique car c’est précisément à partir de ce point de vue rigide, absolu, que sont développées des recherches et des interprétations dont nous savons, nous, lecteurs bien après, qu’elles sont strictement opposées à ce que fut le stalinisme. Cette contradiction est un des ressorts dramatiques du roman : elle contient tous les conflits à venir et, peut-être, leur résolution.
Le narrateur réfléchit de nouveau à sa vocation d’écrivain, à sa recherche d’œuvres qui satisferaient ses aspirations. Deux œuvres sont alors juxtaposées dans sa rêverie : celle du peintre Bruegel et celle de l’écrivain Kafka. Vous entendrez, les descriptions-interprétations qu’en fait Peter Weiss sont extraordinaires.
Et c’est à partir d’elles, confrontées au récit d’un écrivain prolétarien, Klaus Neukranz, qui raconte les barricades du Wedding, à Berlin lors de la révolutions de 1918, que la réflexion historique et politique sur ce qu’est le prolétariat, sur ce que devraient être ses alliances pour renverser la dictature, est relancée et élargie, de façon neuve, en rupture avec les positions des partis politiques de l’époque ; l’art n’est pas seulement l’objet d’un questionnement politique, c’est lui qui questionne la politique.
Toutes les couleurs de la pensée se succèdent, se mêlent, dans cette lecture : la rage, l’inquiétude, la contemplation, l’euphorie de voir surgir une idée nouvelle au milieu des rapprochements, dans la dérive des souvenirs, la pitié pour ses parents et camarades épuisés par le travail, la honte de se sentir pris soi-même dans des modes de penser autoritaires, l’espoir et l’expérience d’une libération.
Post-scriptum : ce dimanche matin vers 11h35, je serai interrogé par l’animateur de Couleurs week-end, sur Radio France Bleu / Yonne, à propos de ces lectures du roman de Peter Weiss.