Le narrateur, après un vol qui nous a emmené au-dessus des rues, gares, jardins, terrains où l’on pousse des prisonniers, cimetières du Berlin de septembre 1937, est revenu par la fenêtre, il se trouve de nouveau face à son père, mort il y a trois ans, surgi du plancher de la cuisine vide, aux cheveux « pleins de morceaux de calcaire », aux « narines [et aux] paupières collées ».
Le fils interroge le père, il lui demande de raconter son quartier, son histoire. Les souvenirs, les observations et les questions du père font naître ceux du fils. Ce mardi est tout entier à l’écoute des paroles échangées, des pensées.
Nous entendons l’histoire d’une partie de la révolution allemande de 1918-1919, plus précisément à Brême, essentiellement la défaite, de janvier (le 15, assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht) à mai 1919 - par le regard subjectif d’un acteur, blessé au combat, le père du narrateur.
La social-démocratie allemande a joué un rôle déterminant d’abord dans la confusion politique, ensuite dans la répression de la révolution allemande, nous en écouterons le récit douloureux, affreux. Mais cela ne suffisait pas ; il fallait aussi les illusions, l’impréparation, les divisions... Et bien d’autres éléments, profonds, qui sont esquissés en ce début de roman et sur lesquels on reviendra au fil de l’histoire. On le sait maintenant, depuis le récit des souffrances d’Héraklès, présenté par Peter Weiss comme un libérateur du peuple, brûlé dans un bucher sur le mont Oeta, ou au récit de la défaite d’Aristonicos, dernier roi de Pergalme, « qui voulait fonder un État plus juste », L’Esthétique de la résistance regarde en face tous les échecs, toutes les difficultés : on ne se débarrasse pas en un tour de main des mécanismes de domination, toute lutte d’émancipation qui minimise les défis est vouée à l’échec.
Au printemps dix-neuf, dit [le père du narrateur], pensif, nous avons commencé à comprendre ce qui s’était passé durant l’hiver de la révolution. Nous apprîmes les objections de Luxemburg contre la lutte armée, il nous apparut clairement que, dès novembre, nous avions constaté certaines réserves mais qu’entraînés par notre action, nous les avions ignorées. En un immense effort intellectuel, les chefs du mouvement spartakiste, placés après leur incarcération devant le fait accompli, tentèrent de sauver ce qui pouvait encore l’être parmi les forces révolutionnaires. En proclamant la République socialiste, ils exhortaient une dernière fois au courage, ils savaient qu’il ne subsistait aucune chance pour ceux qui s’opposeraient à la république bourgeoise à l’assemblée nationale, au sein de laquelle s’était constituée la contre-révolution. Ils savaient ce que nous ne voulions pas encore admettre à l’époque, à savoir qu’on avait vendu les énergies du peuple à la bourgeoisie qui ne reculait devant aucun crime pour maintenir son pouvoir. Chassés d’une cachette à l’autre, Luxemburg, Liebknecht, Jogisches, Radek tentèrent de lutter contre la panique qui n’allait pas manquer de naître lorsque la défaite serait devenue une certitude. L’assaut ne pouvait plus être contenu, tout ce qui comptait encore c’était d’éviter le bain de sang que préparaient les syndics de la faillite social-démocrate. Ce n’était pas là la révolution telle que se l’était représentée une Luxemburg, la lutte pour la majorité qui n’aurait pas besoin de la terreur pour atteindre ses objectifs, qui s’imposerait parce que son heure avait sonné. La constitution de Conseils avait été prématurée, une partie infime seulement de la classe ouvrière appuyait les revendications spartakistes, la plupart se laissaient duper par les slogans selon lesquels le redémarrage de la production assurerait également leur développement.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, pp. 120-121.
Connaître l’histoire de cette défaite de 1919 est essentiel pour connaître notre histoire. Selon l’historien Chris Harman, « sans une explication de la défaite du mouvement révolutionnaire en Allemagne après la Première Guerre mondiale, le nazisme qui a suivi ne peut pas être compris. » De même, cette défaite amena l’isolement de la révolution russe.
Il est impossible de lire et relire cet épisode sans penser à aujourd’hui.