Le narrateur et son ami Ayshmann - qui a emmené avec lui toute une quantité de livres et de revues d’art - continuent d’étudier le Guernica de Picasso.
Peut-être Ayshmann est-il étonné que le narrateur discute d’égal à égal avec lui. Il lui demande si, quand même, cela ne lui manque pas de ne pas avoir fait d’études - c’est alors le souvenir de son père, qui « avait rejeté rageusement le patrimoine populiste façonné à nos mesures », qui lui permet de réaffirmer son droit à l’auto-instruction, à « l’impatience intellectuelle ».
Nous étions, en tant qu’enfants d’un quartier de prolétaires, destinés à n’être rien, un mot témoignant de quelque réflexion était aussitôt réduit à néant à coups de poings et de bâtons. Lorsque mon père rentrait à la maison épuisé, il venait tout de même s’assoir à la table, un livre à la main et il commentait la lecture pour moi. C’est lui qui me poussa à aller à la bibliothèque. Il me ramenait des livres pris dans les sections interdites aux enfants. Lire, contempler des reproductions d’œuvres d’art faisait partie de notre existence. La littérature était une nécessité.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 335.
La fièvre avec laquelle ils regardent les reproductions de tableaux, et opèrent des rapprochements entre eux, ici, à Valence, combattants qui vont bientôt quitter ce pays, est proche de celle des jeunes apprentis autodidactes, quelques années auparavant, dans l’Allemagne nazie. Portés par cette soif de savoir, par le refus des simplifications méprisantes, ils n’ont pas peur de se confronter à ce que ces œuvres disent des défaites.
Il était toujours insuffisant le nombre de ceux qui se mettaient à résister et des centaines de milliers d’hommes avaient dû payer cela de leur vie. Et pourtant on avait poursuivi en Espagne ce qu’avaient commencé les insurgés de Madrid en dix-neuf-cent-huit, les révolutionnaires français en dix-huit-cent-trente, les communards et les combattants d’Octobre. Tout cela, la puissante ascension et l’échec, la chute et la concentration pour de nouveaux assauts, était contenu dans le grand tableau de Guernica. Deux décennies plus tôt, les travailleurs de nos pays s’étaient laissés arracher le pouvoir, les réformistes avaient contribué à renforcer les profiteurs dont la domination avait eu pour résultats d’effroyables monstruosités. Les corps mutilés, brisés et les visages déformés de Picasso témoignent de cette époque.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 337.
Le narrateur rapproche Guernica et La Guerre du douanier Rousseau.
[Guernica] criait et rappelait toutes les étapes passées de l’oppression. Il était proche d’une autre œuvre au centre de laquelle volait un cheval noir tout en longueur, sa cavalière dont la robe déchirée flottait au vent, tenait une épée et un flambeau et sous eux était étendus, brisés, les morts nus. Ainsi la guerre passait-elle en trombe au-dessus des corps d’un gris blanchâtre et des reliefs de la terre, représentée il y a un demi-siècle par le douanier Rousseau et le visage de la femme aux grands yeux entourés d’épais contours noirs, la bouche ouverte, exprimait la même horreur que celle qui figea les habitants de Guernica.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 337-338.
Ainsi, à la profondeur historique de l’oppression répond la profondeur historique des œuvres.
L’œuvre de Picasso nous ramenait jusqu’à la Piéta de Mantegna et du Maître d’Avignon, jusqu’à l’Apocalypse de Beatus de Liebana et aux dessins des cavernes de l’âge de pierre. (...)
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 338.
La miniature de Beatus, du onzième siècle, présentait les éléments de la composition utilisée par Picasso dans un paysage encore à l’état naturel. Mais le mort à terre, le cheval, la femme avec l’enfant annoncent déjà une stylisation, une tendance à l’abstraction et la colombe portant l’inscription Columba, espoir, lumière, paix, s’élevait au-dessus de l’olivier pour atterrir dans l’ombre du coin de la cuisine. le tableau de Picasso nous renseignait sur ses origines mais la retenue dans l’affliction dont faisaient preuve ses prédécesseurs a disparu. La douleur ici ne se cachait pas. Les larmes étaient des aiguilles et des flèches qui laissaient des entailles dans la chair. L’œuvre moderne, en donnant à voir les travaux qui l’avaient préparée, se chargeait de plus de signification encore.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 338.
Cependant, tous les tableaux représentant le peuple ne prennent pas parti pour lui. On le voit à l’analyse attentive de La Liberté guidant le Peuple de Delacroix.
Parmi les insurgés Delacroix avait voulu se mettre en avant, mais maintenant il reculait, effrayé. Il était plus proche de la bourgeoisie que de ses héros, déjà il était prêt à renier la révolution. Mais c’est précisément dans cette brisure qu’il caractérisait la situation sur la barricade. Pâle, tendu à la place qu’il occupe, ceinturé de rouge, le haut-de-forme hardiment posé de travers sur la tête, il représentait la classe qui, en plein combat, cherche ses propres avantages, il avait illustré une date tout comme l’avait fait Picasso avec son tableau, une seconde d’espoirs contradictoires, et tandis que le peuple mourait exsangue sous la déesse de la liberté, lui, qui l’avait suivi, portait son regard sombre, mélancolique vers son réveil et ce réveil recelait la trahison. C’est exactement ce que fut ce jour-là à Paris. Les travailleurs avaient commencé à lutter pour leurs droits mais, les talonnant, les gênant, les ligotant, il y avait la réaction (...)
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 340.
Un tableau a un tout autre destin, c’est Le radeau de de La Méduse de Géricault. Il fut dès son exposition au Salon de 1819 « suspendu très haut au-dessus des autres tableaux dans un mauvais éclairage » et rebaptisé « Scène de naufrage ».
La reproduction imprécise dans le livre nous plaça dans la situation de ceux qui s’efforçaient, malgré la distance et le mauvais éclairage de déchiffrer quelque chose de l’authenticité du tableau. Les survivants sur le radeau se dressaient d’un seul mouvement, se détourant des morts au premier plan, de plus en plus tendus vers le dos à la peau sombre de celui qui dominait le tout et à qui le vent menaçait d’arracher le linge dans la main qui l’agitait. La composition obéissait au principe de la double diagonale, ce qui consolidait la structure de la vaste surface et produisait en même temps le déplacement de deux perspectives.. Depuis l’angle-de gauche en bas, le groupe gesticulant, agité, pêle-mêle, était tendu vers l’angle droit du haut, visant le mât minuscule qu’une vague déferlante allait recouvrir aussitôt, depuis l’angle de droite en bas, partant du bras d’un mort qui pendait par-dessus bord, montait l’autre ligne tirée vers le haut par la voile gonflée, de sorte que la direction dessinée par la masse des figures croisait la direction que suivait le radeau. Cela produisait une impression de vertige. Le radeau ne glissait pas vers le bateau au loin, il passait à côté et en percevant cela on éprouvait une inquiétude à la vue de la vague énorme qui se dressait devant la proue vide, sur le point de balayer tous ceux qui restaient et qui n’y prêtaient aucune attention.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 341.