Le 15 mars 1939, à l’aube, les troupes nazies entrent à Prague. Dans le présent de ce roman, nous vivons le silence des "démocraties" occidentales, leur complicité, leur aide, en connaissance de cause, au régime allemand, et en Suède, sous couvert de neutralité, la même complicité mais dans le style du nouveau pays du narrateur, c’est-à-dire de façon « paisible et placide ».
C’est dans cette ambiance de catastrophe à la fois éloignée et présente, car tous vivent constamment sous la menace d’expulsion et de liquidation, qu’ont lieu les regroupements et les discussions ardentes entre les résistants.
Après avoir retrouvé Rogeby le matelot, le narrateur retrouve Lindner qui avait été infirmière au foyer pour orphelins, à La Brévière, dans la forêt de Compiègne. Bischoff libérée des prisons suédoise et Lindner font des ménages à l’heure, avec le narrateur elles parlent des difficultés de parler, d’être entendu, de convaincre.
Comment, nous demandions-nous, cette journée pouvait-elle s’écouler dans une telle quiétude alors que des scélérats avaient foncé sur l’Europe et comment aurions-nous pu expliquer cette bonne foi uniquement par le fait que les horreurs avaient pris des dimensions trop énormes pour être encore comprises. Et c’était précisément l’incapacité de l’homme à imaginer sa propre extinction qui avait servi de présupposé au fascisme. Dans un cercle restreint chacun pouvait imaginer une défense légitime mais ce qui se cachait derrière le malaise né de la corruption qui atteignait tout, ne pouvait plus être saisi, les amorces quotidiennes de rébellion se heurtaient immédiatement aux premiers bastions, impénétrables, et de là partaient les ramifications de l’infamie, de plus en plus étanches. Comment un homme seul devant son établi, son échoppe pouvait-il pressentir quelque chose de la délectation meurtrière de ceux qui transgressaient les règles communes, comment, captif de ses soucis, pouvait-il comprendre les fantasmes des tyrans. De sorte que, goutte à goutte, sans discontinuer, le poison de la dépravation et de l’esprit de lucre s’infiltrait dans chaque groupe, dans chaque communauté d’intérêts et chaque organisation, défaisait les liens, les relations réciproques, minait l’intégrité des personnes de confiance et ce processus fonctionnait si bien parce que le terrain avait été préparé depuis des décennies.
L’Esthétique de la résistance, vol. II, p. 128.
Lindner raconte la féroce répression des manifestations ouvrières par la police de Daladier, fin novembre, début décembre 1938.
Même les derniers protagonistes d’une défense en laquelle nous avions encore espéré, les travailleurs de France, avaientv été vaincus. (...) [Lindner évoqua] ce qu’elle avait vu, les groupes dispersés fuyant sous les salves, les gourdins qui s’abattaient sur eux, les blessés et les morts sur le pave, ceux qu’on avait maîtrisés et jetés dans des voitures de police, les drapeaux rouges déchiquetés, les rubriques exultantes des journaux. L’idée de Front populaire n’existait plus, le droit de grève n’existait plus, le droit de réunion avait été aboli, la colère ne pouvait plus éclater, il n’était resté qu’un tremblement, un gémissement impuissant. Bischoff avait entouré de son bras les épaules de Lindner. Les salauds, dit-elle, ils ne gagneront pas.
L’Esthétique de la résistance, vol. II, p. 128-129.
Ses pensées tournées vers Paris, le narrateur revoit un petit tableau de Géricault, « deux têtes coupées (...) posées sur une toile fripée, d’un blanc gris, tachée de sang ». Il refait mentalement le trajet du peintre, depuis l’hôpital Beaujon jusqu’à la morgue, sous le quai, près du Pont Saint-Michel, « où l’avaient entraîné ses études sur le définitif ».
La fascination que la mort avait exercé sur lui correspondait à son besoin de se mesurer à l’instant où tout est fini. Je commençai à comprendre pourquoi il avait besoin de ce pôle opposé à son activité. Ce qu’il mettait ainsi à l’épreuve, c’était son besoin de vérité. Le point final, l’immuable ; son œuvre ne devait pas le redouter. Devant les morts s’effritait en lui tout résidu de vanité et d’illusion sur lui-même.
L’Esthétique de la résistance, vol. II, p. 130.
C’est alors qu’il revoit une gravure de Meryon, l’artiste si admiré de Baudelaire, qui décrit cette morgue.
Sous la masse des maisons s’élevant à l’arrière-plan et dominant la partie supérieure de I’image et la large bande centrale des murs divisée à la verticale, les petites fÏgures dans I’angle gauche émergeant juste de l’ombre portée, se voyaient à peine. Sur le parapet du mur des spectateurs étaient assis, accroupis ou debout, quelques-uns étaient appuyés contre la corniche, ils étaient re groupés sans ordre précis comme dans les rangs d’un théâtre, plus loin des curieux, également appuyés sur les balustrades des fenêtres. Réparti sur différents plans, sur l’eau, le bateau, la digue, le mur, les façades des maisons, les nuages de fumée, les greniers, se déroulait un événement qui, à première vue, semblait faire partie de ce qu’offrait banalement le quartier d’une ville banale et ne dévoilait que progressivement sa complexe dramaturgie. Ceux qui travaillaient, isolés dans la cavité toute en longueur de la coque du bateau, étaient vus de face,le chemin de la digue offrait une scène aux acteurs d’une pantomime. Les passants et les marchands avaient quitté leurs stands sur le marché et s’étaient approchés du quai avec la curiosité que suscite un accident. Mais quelques-uns seulement marquaient de la surprise, de l’intérêt, les autres assistaient, indifférents, à cette représentation gratuite sans doute quotidienne. Derrière le mur surélevé on ne pouvait voir la place du marché. Le nuage de fumée, entraîné de côté, était suspendu juste au-dessus, l’odeur de roussi stagnait sans doute constamment parmi les maisons. Montant des épaisses cheminées à droite, la fumée atteignait l’entassement des toits qui, sur le bord supérieur de la feuille, laissaient libre un fragment de ciel couvert de fines rayures, où flottaient des grues. Parmi tout cela le motif principal, la morgue, paraissait abandonné, comme si elle n’avait rien à faire avec le propos du tableau. Ce pouvait être un dépôt qui s’étendait là, contre le sous-sol on avait rassemblé des barres autour d’une ancre, sur le mur une corde où étaient pendues des toiles à voiles. L’aspect intérieur, Meryon et Géricault le connaissaient. Bientôt le mort serait étendu sur l’une des tables de pierre dans le hall, parmi d’autres morts, d’innombrables suicidés, morts de faim, victimes de stupéfiants, suppliciés, les gens allaient s’écarter du mur, le trafic continuerait. Ombres lourdes, obliques, surfaces claires des façades aux embrasures de fenêtres carrées, lignes horizontales et verticales parmi lesquelles de minuscules figures, l’une avait cessé de vivre, l’autre était brisée, un enfant sans défense, un aspect d’une ville délimité avec précision, un aperçu sur le parvis de l’enfer que doit franchir celui qui désire suivre les chemins de la connaissance.
L’Esthétique de la résistance, vol. II, pp. 131-132.
Le narrateur entend alors, dans une prodigieuse transposition de l’acuité visuelle à l’acuité sonore, tous les sons de la ville de Stockholm. Il pleure l’absence de ses amis Coppi et Heilmann avec lesquels il a tant discuté, tant appris, et qui sont loin maintenant, en Allemagne même, luttant, au plus fort du danger, contre le régime nazi. Et brusquement il descend les escaliers, court dans la ville, rejoint son ami Hodann, le médecin gravement asthmatique, lui aussi lutteur, toujours en recherche, toujours questionnant.
Combattre l’emprise de la réaction sur les esprits est vital, décisif. Hodann rapporte ses conversations avec Münzenberg, qui fut le grand propagandiste de l’internationale communiste, qui voulait constituer « un appareil de propagande capable de faire aussi bien que celui de Goebbels » et qui, maintenant, écarté du Parti, a décidé d’en sortir pour se sauver et continuer le combat.
Ils s’en vont voir Bertolt Brecht, tout juste arrivé du Danemark avec sa famille.