Le 10 décembre nous avons vécu, avec le père du narrateur, les divisions entre sociaux-démocrates et communistes, divisions faisant suite à la répression de la révolution de 1918-1919, répression conduite par les sociaux-démocrates, précisément. Nous avons compris comment le père du narrateur, après avoir quitté le parti social-démocrate, le rejoignait, par refus du centralisme communiste, pour continuer de lutter pour l’unité ouvrière, à la base, loin des sommets.
  Cette conversation avec le père a changé le fils. Celui-ci a pris conscience de la complexité des situations, des contradictions propres à la lutte et qui pèsent sur elle :

Les hommes qui voulaient convertir leurs connaissances en actes étaient eux-mêmes issus de l’ancien état de choses et minés par des impulsions et des caractéristiques propres à cet état. Les cerveau étaient engagés dans un combat constant avec la brutalité, même ceux auxquels nous faisions confiance pour le travail d’organisation politique étaient marqués par leur existence dans la clandestinité, les planques, la simulation et le mensonge, tels qu’ils s’imposaient dans le combat contre l’ennemi. Eux-mêmes ne savaient pas toujours ce qu’ils pouvaient se permettre de dire, leur situation était infiniment plus difficile que la nôtre, dans les rencontres les guettaient la trahison et l’imposture, jusqu’à quel point celui dont ils cherchaient à se faire un allié s’était-il vendu à l’adversaire, ils étaient constamment obligés de se censurer, ils ne pouvaient renoncer un instant à leur vigilance et à leur suspicion, ils ne pouvaient rien accepter comme allant de soi, il leur fallait se protéger à chaque pas, où qu’il conduisît. Comment tout cela pourrait-il être décrit, pensai-je, tiré désormais des simplifications qui m’avaient permis de tenir. Comment représenter ce que nous avons vécu de telle sorte que nous puissions nous y reconnaître, me demandai-je. La forme à employer serait monstrueuse, elle donnerait le vertige. Elle ferait sentir à quel point la description du plus petit parcours serait insuffisante, chaque direction prise révélant aussitôt son ambiguïté.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, pp. 136-137.

  C’est ainsi, incidemment, dans une rêverie sur les formes de la lutte et les déformations qu’elle entraîne, que nous apprenons que le narrateur, cet apprenti ouvrier qu est aussi apprenti politique, autodidacte dans les forêts de la culture dominante et de l’art résistant, forme tout en même temps sa vocation d’écrivain. Et cela au moment même où il se trouve « tiré des simplifications qui [lui] avaient permis de tenir ».
  L’incertitude, la recherche de vérités et la création sont conjointes. L’art, la création artistique n’est pas seulement l’invention de représentations de quelque chose qui préexisterait, c’est le mouvement de la connaissance même et, comme tel, c’est aussi une production de connaissances. Et, si ce ne sont pas les « simplifications » qui permettent de « tenir », ce seront, maintenant, à la fois les luttes continuées et l’invention d’art qui permettront, ensemble, de « tenir ».
  Alors nous entrons dans les complications.
  Les quelques clés de compréhension que nous avons saisies mardi 10 décembre - les divisions entre base et sommet, entre social-démocrates et communistes - n’expliquent pas tout à elles seules. Mieux - ou pire - le rapport des forces n’était pas défavorable aux forces de gauche, jusque dans la fin des années 1920, au début des années 30.

Même lors des élections du Reichstag en mars trente-trois, les communistes et les sociaux-démocrates auraient pu, s’ils avaient été capables d’orienter autrement leur pensée, mobiliser un front prolétarien de douze millions d’hommes.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 144.

  Comment expliquer ce gâchis ? Le narrateur et son père, sa mère, cherchent dans toutes les directions - faiblesse des chefs, manque de lucidité... D’autres explications ou hypothèses se présentent, aussi, plus permanentes, qui font écho à ce que nous connaissons aujourd’hui : la faiblesse de l’éducation populaire, la sous-estimation de la violence ennemie, le choix fondamental de rester dans le système existant et les calculs géopolitiques qui s’ensuivent...