Il n’est pas facile de déterminer ce qui provoque l’émotion et, simultanément, un sentiment de beauté. On sait seulement que cela se produit plusieurs fois, dans le roman de Peter Weiss, dans une séquence d’une heure - c’est le temps que dure la lecture, à peu près, chacun de ces mardis.
La dernière fois, nous avons entendu le narrateur se demander, alors que les procès de Moscou atteignent leur paroxysme, alors que Boukharine, « l’enfant chéri du Parti » selon Lénine, sera bientôt condamné, s’il est « prêt à laisser liquider Marcauer » la rebelle qui, « pendant les premiers mois de la guerre, à un moment où les hommes et les femmes combattaient ensemble, avait fait partie du bataillon Luxembourg et avait été blessée dans la Sierra Alcubierre. » Eh bien, c’est ce qui adviendra.
Les brigadistes rassemblés à l’hôpital de Denia se font des illusions mais ils ne peuvent pas entendre ce qu’elle leur dit, son analyse simplement exacte de la situation géopolitique, de la situation militaire :
La stabilisation des lignes après la percée qui alla jusqu’à Villalba et Gandesa avait montré que nous possédions toujours des réserves en énergies, et nous restions fermement attachés à l’idée qu’à la dernière heure se constituerait le grand front unitaire contre le fascisme. Penser que ce pourrait être une illusion que nous entretenions tous aurait signifié la trahison de nos principes. Tout ce que nous faisions avait pour finalité la communauté, nous voyions devant nous la montée de l’internationalisme, de pays en pays. S’ils n’avaient eu la certitude que la solidarité se développerait tout alentour, les bataillons réduits à la moitié de leurs effectifs et les associations espagnoles de l’armée populaire n’auraient pas traversé le fleuve, l’Ebre, et envahi la position de l’adversaire.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 305.
Ici, avoir raison est vital. Et le désir d’exister, de voir son être durer, amène à changer le sens des mots. Marcauer leur parle de « défaite » et en détaille les raisons mais elle et ses camarades ne donnent pas le même sens aux mots « défaite » et « victoire » :
Le fait de persister dans cet état de mobilisation était-il une victoire alors que la direction militaire était minée par les désaccords, que de nombreux généraux voulaient interrompre les opérations, faire une fin ? C’était une victoire. Même les blessés qui affluaient jour et nuit confirmaient cela, ils restaient peu de temps avant de repartir vers le sud. Ce fut une victoire tant que nous avons pu voir que la fraternité existait toujours. Ce fut une victoire aussi longtemps que l’Internationalisme ne fut pas totalement anéanti.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 305.
Et les questions de Marcauer sur l’exécution de Nin, le dirigeant du POUM, le Parti ouvrier d’unification marxiste, ne comptent pas - pour eux, c’est seulement un opposant qui « avait pris part à l’insurrection contre le gouvernement », à Barcelone, il compte pour rien au regard de leurs combats.
Marcauer est arrêtée, ils ne font rien contre. Mais elle n’est pas oubliée. Elle revient dans les esprits, non comme une présence fantôme mais en quelque sorte vivante, ses objections, ses analyses des causes de la défaite sont persistantes, sont toujours pertinentes.
On peut prendre toute cette séquence comme une méditation sur la langue politique, constamment tordue par l’urgence, par les buts et les manœuvres tactiques et, simultanément, comme une méditation sur la vocation d’écrivain, d’artiste. Le narrateur forme celle-ci « sans pouvoir dire encore avec précision de quoi il s’agirait. (...) les mots ou les images (...) serviraient de médiation, suivant les besoins » (et l’on sait que Peter Weiss fut non seulement écrivain mais aussi peintre et cinéaste). Cette rêverie de vocation vient après que les combattants ont entendu, à la radio, un discours d’Hitler en Autriche, la condamnation de Boukharine à Moscou, après qu’ils ont saisi qu’une lutte des pensées et des mots devait s’ajouter à la lutte armée.
Les affirmations de vie reviennent sans cesse, comme la pulsation du cœur au poignet ou dans le cou. Et Heilmann, l’ami du narrateur resté en Allemagne, dans la résistance, revient comme une présence persistante, comme pensée continuée : il a écrit une lettre, enfin parvenue, il revient aux toutes premières discussions, au début du roman, quand il interprétait les aventures d’Héraclès comme celles d’un libérateur du peuple. Depuis, la réflexion de Heilmann a bifurqué, il met en cause ce qu’il avait expliqué à ses amis, il leur doit donc un récit de ses doutes et de ses nouvelles hypothèses.
Ainsi, une hypothèse vient se poser sur une autre ; malgré l’écart dans le temps de lecture, près de trois cent pages denses, ces deux réflexions contradictoires, pas complètement incompatibles, par la mémoire de rappel sont posées l’une sur l’autre, résonnent l’une avec l’autre, comme deux états superposés.
Ces superpositions d’état, d’hypothèses, de points de vue, d’attitudes, sont, par la puissance de la fiction, autant d’expériences de pensées.
On a de telles superpositions d’états dans les prises de paroles de Marcauer, d’abord actuelles dans le présent de narration, puis, après son exécution, actuelles dans le présent des souvenirs rapportés dans la narration. Ou encore dans le rapprochement qu’on ne peut manquer de faire entre les réflexions sur les torsions de la langue nazie et celles sur le sens des mots qu’emploient les combattants - il y a une discussion sur le sens des mots héros et héroïsme mais cette discussion est prise dans une spirale d’auto-justification... Et le lecteur comprend que cette lutte concerne aussi le narrateur et, peut-être, lui-même, lecteur. Nous ne sommes pas extérieurs à ces débats, nous les vivons et nous sommes inclus, nous sommes dans le nous construit par la narration - vers quels courages ou lâchetés nous conduisent notre exigence d’une langue qui ne serait pas travesties par les circonstances et qui, précisément pour répondre à ces exigences, saurait en rendre compte le plus loyalement possible ?
Les superpositions d’états sont à la fois de pensée et de sensation, elles permettent tout, y compris de vertigineux changements d’échelle. On le voit et l’entend tout à la fin de notre lecture de ce mardi. Marcauer parle, le narrateur poursuit :
Nin a été torturé. Il fallait le contraindre à faire des aveux. Il a refusé de parler. lorsque, le quatre août, le gouvernement répondit à l’nquiétude croissante par une note selon laquelle il n’y avait plus de raison de garder Nin, celui-ci avait déjà été transporté à Alcalá de Henares, à l’extérieur de Madrid, dans une prison placée sous l’autorité du Parti. J’y suis allée, dit-elle. J’ai vu la sablière dans laquelle il a été exécuté. Goya a peint ce talus qui la bordait ainsi que la bouche des fusils qu’on voit pointés, cette vue ne me lâche plus. Personne ne pouvait plus aider Marcauer lorsque son arrestation a été ordonnée. Nous voulions minimiser l’importance des interrogatoires auxquels elle pouvait s’attendre. L’expertise médicale de Hodann allait sans aucun doute lui éviter une sanction sévère. On allait reconnaître ce qu’elle avait réussi, ses déclarations allaient être imputées à du surmenage. Mais nous savions en même temps déjà que nous éviterions de penser à elle, née à Hambourg dans une famille de la grande bourgeoisie juive. Et bientôt s’estompa pour nous, l’heure de l’aube à laquelle la police militaire vint la chercher et nous conservâmes seulement l’impression qu’elle avait produite en décrivant, en bas, dans la grande salle de la villa Candida, le sable que la lanterne posée à terre éclairait d’un jaune blafard, le blanc des yeux grands ouverts, les dos alignés du peloton d’exécution et, sur le côté derrière elle, on pouvait voir sur le mur quelques gravures du banquier Merle dans leurs cadres, elles représentaient la ruine du temple de Diane sur la colline du château de Denia, l’amphithéâtre de Saguntum et les éléphants d’Hannibal sur les radeaux traversant l’Ebre.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 312.
Le tableau de Goya évoqué ici est le célèbre Tres de Mayo 1808.