Dès les premiers mots nous sommes à Stockholm. Le personnage central de cette séquence est historique, c’est Charlotte Bischoff, une militante communiste membre de l’Orchestre rouge, réseau de résistance au nazisme. Elle vient d’être arrêtée, interrogée, elle sera bientôt expulsée vers l’Allemagne où l’attend la Gestapo. Elle a obtenu de visiter la ville, avant de partir. Une gardienne de prison l’accompagne. Bischoff a donné sa parole : elle ne s’enfuira pas, elle est libre et non-libre. Elle regarde la ville, et nous par ses yeux, avec une intensité sans comparaison. Cet apologue de la liberté et de la parole donnée trouve sa conclusion en prison.
Lorsqu’elles eurent atteint la prison elle était presque soulagée, elle suivit la gardienne dans les couloirs et c’est seulement lorsque le verrou de sa cellule se referma avec fracas qu’elle fut désespérée de ce qu’elle dût accepter cette répartition des rôles, où celui qui avait choisi de résister devait porter des chaînes jusqu’à la fin des temps alors que l’autre, se contentant de capituler, vivait à l’abri, content de soi. Étendue sur le sofa, elle entendit les pas de la gardienne qui s’éloignait. De même que les fonctionnaires de police qui traitaient son cas accomplissaient docilement leur service dans la section chargée des délits menaçant la sécurité de l’État, de même la sœur devait-elle considérer qu’elle avait pour mission de mettre hors d’état de nuire tous ceux dont on disait qu’ils menaçaient la société dans laquelle elle vivait.
L’Esthétique de la résistance, vol. II, pages 93-94.
Dans une seconde séquence le narrateur nous raconte son arrivée en Suède social-démocrate et neutre, un pays qu’il voit par en-dessous, depuis sa condition d’ouvrier et d’exilé - un pays social et neutre seulement en apparence. Ancien membre des Brigades internationales dans la révolution espagnole, le voici réduit au silence, à l’observation muette. Mais il faut conserver ses forces, on repartira à l’action bientôt.
Les courroies de transmission sifflaient, les aciers de tournage grinçaient dans les salles des machines dont la vapeur et la poussière de métal empêchaient de voir les limites. Être un ouvrier, cela signifiait subir chaque jour ce laminage insensé et conserver cependant des forces pour, le jour venu, s’emparer de tout.
L’Esthétique de la résistance, vol. II, page 102.