Derniers mots échangés dans la cuisine de la famille Coppi. La discussion sera interrompue par un exercice d’alerte aérienne. Le narrateur rentrera chez lui, dans sa chambre vide, attendant le départ vers l’Espagne en guerre, où il rejoindra les brigades internationales.
Quel art, quelles création, quelle critique des œuvres du passé et d’aujourd’hui pour nous, le narrateur et ses deux jeunes camarades, résistants au nazisme, combattants contre les systèmes de domination, pour l’émancipation ? On a écarté les conceptions paternalistes de la diffusion de la culture, de même les conceptions autoritaires de l’art décrété socialiste par les politiques, nous avons appris des hésitations et des conquêtes des différentes écoles réalistes, nous avons appris aussi des différentes avant-gardes et de leur « liquidation des préjugés visuels » - l’art « possédait donc, en plus de son incontestable caractère de classe, une vertu particulière (...) qui déroutait les idéologues » : « il se trouvait souvent dans la situation limite où l’être social subissait des transformations » (p.87). Dès lors, aucune œuvre ne doit échapper à notre examen. Nous lisons, nous étudions La Divine comédie de Dante.
La Divine Comédie était tout aussi inquiétante, subversive et, par sa forme et ses thèmes, en apparence aussi éloignée de tout ce que nous connaissions qu’Ulysse, que nous avions découvert d’abord par fragments comme une sorte de rébus. Que se passait-il donc ici, demandions-nous depuis l’été de cette année où nous avions pris le chemin de l’étonnante coupole renversée, enfoncée dans la terre, dont les cercles conduisaient de plus en plus vers les profondeurs et semblaient vouloir accaparer une vie entière alors que pendant la traversée elles promettaient encore une ascension, cercle après cercle jusqu’aux hauteurs, au-delà de ce que nous pouvions imaginer. Nous n’étions pas encore arrivés plus loin que l’histoire de Francesca di Rimini et Paolo Malatesta. Nous avions passé beaucoup de temps à élaborer une interprétation différente de la traduction de Gmelin dans la Bibliothèque universelle de Reclam et de celle de Borchardt dans l’édition des livres de poche de Cotta, comparant les tercets avec le texte italien que nous lisait Heilmann en s’aidant de sa connaissance du latin et du français. Avançant ainsi à partir des inexactitudes linguistiques, des métaphores adoucies, des rythmes et des successions de sons de la couche extérieure jusqu’aux corrélations internes d’une ardeur qui ne se relâchait jamais, nous constations que se réveillaient en nous des choses vécues dont nous n’avions rien su auparavant, qui s’étaient déposées en nous mais que seule la poésie faisait revivre.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 88.
Dans ses récits de l’enfer, du purgatoire, du paradis, Dante nous fait voir et entendre les morts, et il est guidé par un grand disparu, Virgile, le poète de l’antiquité romaine :
Ce qui s’y montrait ce n’était pas seulement le sentier conduisant dans l’édifice psychique de l’Enfer où le matériau brut d’une époque se condense en une vision subjective, mais le pas vers le mécanisme du travail artistique. <ce rapprochement avec l’art était associé à l’idée de la mort.
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 89.
Mais « (...) le contact avec l’idée de la mort, la vie avec la mort et avec les morts pouvaient donner l’impulsion de la création, mais (...) le produit achevé était destiné aux vivants et devait donc être exécuté conformément à toutes les règles de la réception et de la réflexion vivantes. » (p.90)
De la même façon nous regardons, par fragments, tels qu’ils sont reproduits dans les revues ou les livres d’art dans l’Allemagne des années 1930, les fresques de Piero della Francesca, à Arezzo : malgré le temps passé, les allusions d’une époque très éloignées, elles nous aident à voir le monde contemporain, elles affirment la possibilité même de réinventer l’art : « (...) nous fûmes bientôt convaincus qu’un art nouveau allait se développer parmi les hommes qui se pensent socialistes » (p.95).
Et quand il se retrouvera seul dans sa chambre vide, c’est avec son père mort et cependant vivant que le narrateur reprendra la conversation et ses recherches sur les luttes du passé.