Du haut de la tour où il considère l’hôpital de Cueva la Potita, le narrateur a soudain pris conscience de son ignorance du pays et de ses habitants. Hodann a été nommé dans un autre hôpital, à Denia, proche du littoral, dont l’air est plus propice à son asthme. Et c’est en visitant la dernière ferme, juste avant de partir, dans une cave, lors d’un petite cérémonie d’adieu organisée par les paysans, que ce sentiment d’étrangeté disparaît : « Dans la salle commune des paysans mon appartenance au pays s’était affermie davantage que pendant les mois passés au manoir de Cueva, où les traces d’une autre classe étaient toujours présentes ». L’internationalisme, fondé sur une humanité commune et des similitudes dans les luttes à mener, est tout le contraire de l’exotisme.
Observer le monde du haut d’une tour ou d’une cave : certainement l’œuvre à venir, celle qui appelle le narrateur, exige ce changement de point de vue. Et le récit de cette guerre, il le ressent soudainement, ne pourras se limiter au seul récit des événements politiques et militaires :
(...) qui (...) fera connaître la patience dont font preuve la plupart de ceux qui vivent ici, puisqu’il est dans la nature même de ces hommes patients d’estimer que ce qui concerne leur état personnel ne mérite pas d’être communiqué, et qu’ils n’ont qu’à se taire modestement ?
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 270.
Eh bien, répond Hodann, tu es comme tous les jeunes ouvriers que j’ai connus, il faut que tu surmontes le poids des humiliations, de l’infériorité inculquée, il faut que tu cesses de croire que personne ne veut t’entendre.
Dans le nouvel hôpital, près de Denia, à nouveau on doit tout reprendre à zéro : les soldats loin du front sont démobilisés, ils se laissent aller aux actions les plus sordides. Il faut retrouver la discipline, l’activité, et dans l’espace ainsi libéré les activités intellectuelles et politiques. Ce n’est pas dit ainsi mais le lecteur peut en conclure que morale, courage politique et courage intellectuel sont une seule et même chose.
Ce constat vaut pour les soldats, il vaut aussi pour les écrivains et les journalistes.
Nous faisons connaissance avec de nouveaux personnages : Marcauer, une femme dont nous découvrirons bientôt qu’elle est remarquable, une incarnation du courage politique ; Lindbaek, la journaliste qui ne parvient à finir son reportage parce qu’elle ne peut résoudre les contradictions entre ce qu’elle sait de la situation et ce qu’elle s’autorise à raconter ; Grieg l’écrivain, sur une position moins disciplinée que celle de Lindbaek à l’égard du Parti, et qui lui renvoie ses interrogations, en miroir.
Hodann propose une synthèse entre les différentes positions, dans son style, c’est-à-dire qui conserve le principe vital, le plus dérangeant, sous d’apparentes concessions :
Pour un auteur (...) la vérité ne se divise pas. Pour lui, la vérité doit être un critère concevable scientifiquement. Il peut de temps à autre reléguer certaines considérations au second plan, si ces considérations étaient susceptibles de faire obstacle à une stratégie plus vaste et plus importante, mais il perdrait la confiance de tous s’il renonçait à sa propre vision d’ensemble. Sa qualité se mesurera toujours à l’intensité avec laquelle il passe outre aux limitations de la politique quotidienne (...).
L’Esthétique de la résistance, vol. I, p. 279.
Pendant ce temps se déroule la bataille de Teruel : conquête, puis perte de cette ville.