Le roman commence le 22 septembre 1937 : nous sommes à Berlin, nous regardons les bas-reliefs antiques du musée Pergame avec trois jeunes résistants au régime nazi : le narrateur et Coppi, un ouvrier communiste, écoutent Heilmann leur raconter sa version de la légende d’Héraclès. Nous irons ensuite en Espagne, avec les républicains, avant de passer en France et de finir la guerre en Suède. « Résistance » n’est pas un vain mot : nombre des personnages, comme Heilmann, Coppi, Charlotte Bischoff, furent des membres du réseau de résistance « Orchestre rouge », Max Hodann fut un médecin socialiste...
Le roman se déploie dans une durée immense : ces années de guerre, mais aussi, au travers du prisme des luttes politiques de ce temps, toute l’histoire de l’humanité, ses luttes d’émancipation et l’histoire des œuvres (le Guernica de Picasso, le Radeau de la Méduse de Géricault, la Sagrada Familia de Gaudi à Barcelone) et des mouvements artistiques (dadaïsme, surréalisme, B. Brecht que nous voyons au travail à Stockholm, etc.) qui accompagnent cette histoire.
En construisant son récit non sur la coupure ou le manque, mais sur le partage, sur l’incessant débat des valeurs et des idées, sur l’enquête historique, Peter Weiss opère une véritable révolution mentale, esthétique et intellectuelle. Il ouvre la voie à des formes de conscience de soi et des autres restées jusque-là inexplorées en littérature, nous fait le don du nous inclus dans le je.
Chaque élément narratif est vu, lu, éprouvé, entendu, compris, interprété par ce nous : une fenêtre ouverte, un tissu rouge, un paysage ; un bombardement ; le bras d’une statue, un visage peint, la forme d’un escalier ; un discours syndical, un poème ; l’arrestation d’une militante ; les interprétations divergentes des nouvelles données par les radios.
De même, par la description précise des lieux, par l’évocation des couleurs, des odeurs, par leurs remarques étonnées, leurs hésitations, nous nous trouvons à égalité de conscience avec ces personnages. C’est aussi avec nous qu’ils discutent, c’est aussi en nous que résonnent leurs arguments et leurs questions, nous en sommes partie prenante.
Peter Weiss, L’Esthétique de la résistance, roman. Traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz-Messmer. Trois volumes, Klincksieck éditeur : 1989, 1992, 1993.
Pour lire une présentation complète du roman, lire L’Esthétique de la résistance, roman, le projet romanesque d’un siècle (par Dominique Dussidour & Laurent Grisel).