C’est une belle coutume de la toile, créée dès ses premiers pas, qui restera, qui est attachée aux sites comme le colophon l’est aux livres, la page de liens : autoréférente, nœud d’un tissu qui se désigne tel en renvoyant aux apparentés. Mais tout n’y est pas.
Sur le conseil de Pierre Boujut, on devait être en 1971, j’ai envoyé mes premiers poèmes à Jean-Paul Louis et à Edmond Thomas. Nous nous sommes retrouvés à Bassac, sur les bords de la Charente, j’y ai fait connaissance de Fernand Tourret, de Jean le Mauve, de Didier Ard.
Jean-Paul Louis m’avait assuré qu’il publierait Une anthologie - alors même que le projet lui paraissait obscur. J’étais alors - de 1972 à 1995 - dans une solitude quasi complète dans ce travail. J’écrivis à l’abri de sa patience.
C’est d’Edmond Thomas que je tiens mon peu de culture du livre, l’intuition de ce qu’est une double page, la musique des marges, la rigueur des alignements, même par transparence du papier. Un idéal à transporter sur écran : celui-ci horizontal, profond. C’est d’Edmond aussi que je tiens mon peu de connaissance de la littérature ouvrière. La maison d’édition d’Edmond Thomas, Plein Chant, c’est très récent, a ses pages sur la toile, c’est ici et les éditions Du Lérot, de Jean-Paul Louis, aussi.
Peu nombreux sont les amis avec lesquels échanger précisément sur les textes. Jean-Paul Louis fut le premier, dans un temps où je n’étais en accord avec rien ni personne. Plusieurs années plus tard, échanges de manuscrits avec Alain Malherbe, - et à son initiative, à celle de Jean Antonini, on se rend compte que l’écriture peut être coopérative. Aujourd’hui, dans l’amitié de Dominique Dussidour. Échanges sur les textes, sur les méthodes de travail, étendus à ce que nous apprenons des peintres, des musiciens, des cinéastes. Et coopération quotidienne avec Véronique Perrin, aimée traductrice du japonais.
Être publié en Charentes, on savait que c’était être considéré par les légitimes comme un plouc. Dans ces années 70 le surréalisme passait pour un mouvement révolutionnaire, le prestige était du côté de Char et d’Alexis Léger, l’intimidation du côté de Tel Quel et d’avant-gardes indéfiniment répétées. Comme d’autres, je n’étais pas impressionné par les rodomontades ni par l’enflure, me méfiais des manips, m’attristais de la poésie tourmentée par Moi-Je, n’éprouvais aucune révérence pour les tonitruants. Refusant les moyens et les manières de ces gens, il n’y avait rien d’autre à faire que de lire, écrire, étudier, inventer sans souci des autorités et, pour le reste, publier modestement et librement.
Je partageais ces défiances et recherches avec Alain Malherbe. C’est Alain qui me fit connaître Ivar Ch’Vavar, Martial Verdier, Phan Kim Dien.
Dans le même esprit me semble-t-il, et dans l’énergie libérée par mai 1968 et ses précédents et ses suites, beaucoup de vocations d’écriture, de revues et de maisons d’éditions sont nées dans ces années-là. Ces jeunes gens qui n’avaient pas peur de travailler de leurs mains continuèrent la typo, s’emparèrent du stencil, de la ronéo, puis de la photocopieuse, et ainsi de suite. Je pense à Jacques Morin et à sa revue Décharge qui a gardé son nom jusqu’aujourd’hui, fidèle à ses choix initiaux. Revue dans laquelle, par même fidélité, je suis fier de voir de mes textes publiés de temps en temps.
Dans la même histoire, les éditions du Dé bleu, créées par Louis Dubost, imprimées par Edmond Thomas. Ou l’amie Valérie Rouzeau publiée par le Dé bleu et par Le Temps qu’il fait, une maison fondée à Cognac par Georges Monti, qui fit l’apprentissage du métier d’imprimeur-éditeur chez Edmond Thomas. Et l’ami Jacques Josse et ses éditions Wigwam.
On ne veut nullement s’enfermer dans un cercle ou des cercles. Avec Claude Vercey, nombreuses réflexions sur cet état des lieux ; c’est plus facile, avec lui, de sortir la tête du sac.
C’est qu’on étoufferait. Alain et moi nous sommes mis à la recherche d’étrangers ; la collection L’Enjambée, d’abord publiée par Edmond Thomas, nous a menés à la rencontre de Vladimir Holan et de son traducteur, Patrick Ourednik ; de Kim Su-Yong et de sa traductrice, Kim Bona ; de Cid Corman et de ses traducteurs, Barbara Beck et Dominique Quélen - Cid Corman qui traduisit La Nasse, à qui je présentais des textes d’Alain, d’Henri Simon Faure.
Cid Corman vivait au Japon, à Kyoto, j’allais le voir, mon métier d’alors, la pratique des écobilans, dans les années 90, m’en donnait l’occasion.
Des lectures de Cid, de nos conversations, je saisis son matérialisme radical, désespéré, et que dans ce terreau se renouvelaient une bonté et une humanité drôles et douces, et l’immensité et l’indifférence de l’univers - ce qu’il appelait le vivremourir.
Dans les mêmes années j’étais à l’école des écobilans - en langage normé, des analyses du cycle de vie. J’aimais cette façon systémique, froide, large, physique, de regarder nos activités humaines et leurs conséquences sur la nature.
C’est avec les ingénieurs d’Écobilan, avec Pierre-François Baisnée, avec Philippe Osset, que j’appris aussi un peu de ce qu’est un logiciel, une matrice, parcourir une matrice. Comment ces rêveries se combinèrent-elles avec mes réflexions sur la nature tridimensionnelle de la poésie, je ne sais, toujours est-il que j’imaginais, au printemps 2001, peu de temps avant de sortir de cette société, des textes en trois dimensions et que je racontais cela à mes collègues d’alors, les vagabonds et Nicolas Lichtenstein. Pour commencer par ce qui leur paraissait le plus facile, nous avons réalisé poésieschoisies.net.
Dans La Nasse, j’avais écrit qu’il fallait sortir, que "l’œuvre seulement n’est pas à créer, / le public aussi / et la relation avec lui" ; pour la première fois - début 2002 - je m’occupais de faire lire un texte publié.
C’est François Bon qui, le premier, l’accueillit sur son site qui allait devenir, généreusement, remue.net, un site collectif, un collectif actif, notamment, contre la dispersion de la collection André Breton, et c’est à se retrouver coude à coude, distribuant tracts, obstruant quelques minutes l’entrée de l’hôtel Drouot, que naquirent des amitiés - avec Dominique Dussidour, Sébastien Rongier, Laurent Margantin.
François Bon, toujours à l’initiative, non seulement de remue.net, de tiers-livre, mais aussi de publie.net & d’autres zones plus obscures. Et qui me fit rencontrer Philippe de Jonkheere, l’auteur de désordre. Et Julien Kirch, l’architecte d’Archiloque et le développeur, entre autres, d’imagine3tigres.
C’est La Nasse, encore, qui me fit rencontrer Nicolas Roméas et Valérie de Saint-Do et leur revue Cassandre, et le groupe Réflex(e), et retrouver Olivier Perrot que j’avais connu dans l’entourage d’Alain, Michel Thion qui explore des territoires de plus grand bonheur et de plus grand malheur, Antoine Perrot pour qui je devais composer PP, Mariette Lancelevée qui allait faire de La Nasse une mise en scène en poème théâtral.
Anouk Sendrowicz, directrice artistique de l’édition de La Nasse, me fit rencontrer Benoît Jacques qui comprit immédiatement ce poème bizarre et qui fit les dessins de première et de quatrième de couverture. Notre entente continue. Nous faisons des petits livres qui sont indissociablement de l’un et de l’autre.
L’image est source d’inspiration directe, foudroyante. Je l’ai éprouvé avec les couleurs importées d’Antoine Perrot, avec Les Ambassadeurs de Martial Verdier, avec les tableaux d’Anne Slacik dont les couleurs peuvent être de profondeur, de paix.
Sortir de l’entre-soi littéraire, aller à la rencontre, dans les écoles, collèges, lycées, dans les quartiers d’une ville de province ou de banlieue, cela ne peut se faire sans que les institutions acceptent, sans l’esprit de curiosité de ceux qui vous accueillent, surtout : sans l’hospitalité de ceux qui sont là toujours dans des circonstances changeantes et que furent pour moi Donatella Saulnier en région parisienne, ou Cathie Barreau et Guénaël Boutouillet à La Roche-sur-Yon.
L’hospitalité c’est aussi celle pratiquée par Jean-Jacques Boin au monastère de Saorge, une retraite en montagne que me fit connaître Véronique Perrin. Saorge, foyer de rencontres, départ de collaborations et d’amitiés avec Beth Bosworth et Dennis Nurkse, avec Béatrice Monroy.
Et les amitiés croisées ouvrent des possibilités neuves ; ainsi de la lecture de L’Esthétique de la résistance, de Peter Weiss, entreprise grâce à remue.net et à Cassandre.
Aujourd’hui, à la campagne, on continue d’aller à la rencontre par lectures à voix hautes, grâce à Marco qui m’a fait connaître généreusement les libertés de Puisaye-Forterre, avec l’appui de Fred Wallich, de Thierry Roussel, de Fabrice Maigrot et de Vanessa Pivain, de Ricky Ford, et ainsi de suite, imprévisiblement.
C’est au pied de la maison ; on y va.
Qu’est-ce qui est à faire ? Une République des lettres ? Avec Philippe Zunino et ceux qu’il me fait connaître on y pense, on s’active.
Laurent Grisel