Questionnaire
de l’Institut français de Madrid
et de l’Institut Cervantès de Paris,
septembre 2006
Je ne sais pour quelle raison ni par quel biais j’ai reçu ce questionnaire. Réponses envoyées et restées sans réponse. Mais après tout elles ne sont pas pour ces seules institutions, alors les voici.
1. Que reste-t-il des liens originels entre poésie et sacré ? Entre poésie et philosophie ?
Si cette question sous-entend que le sacré est à l’origine de la poésie et que la poésie n’a pas d’autres origines : on peut supposer que la poésie a aussi pour origine la chanson que depuis toujours une mère chante à l’oreille de son enfant pour l’endormir, et la déclamation pompeuse du chef en frac ou habillé de peaux qui cherche à en imposer à ses pairs, et les méchancetés qu’un divinateur répand en formules symétriques et rythmées sur son concurrent afin de détruire à jamais sa réputation, et ainsi de suite. Berceuses, éloges, prosopopées, épigrammes, épitres, portraits, chansons de galère et de métiers : je suis sûr que toutes les formes poétiques plongent leurs racines loin dans le temps.
Le sacré ?
S’il s’agit du lien de soumission entre des hommes à une puissance supérieure, cela subsiste dans la poésie qui se drape dans ce qu’elle croit être ses prestiges.
S’il s’agit du sentiment d’être humains confrontés au monde étrange et plus grand que nous, alors c’est le sentiment de beauté même et nous ne sommes rien si nous ne souhaitons nous y porter. Pourtant ce ne sont pas les façons d’y échapper qui manquent et une grande partie de ce que nous écrivons s’en détourne.
Quant à la philosophie, s’il s’agit à nouveau et seulement d’impressionner et d’intimider, c’est sans intérêt.
Mais je ne connais pas de poésie qui ne soit philosophique – non au sens où elle appliquerait tel système existant, mais au sens où elle invente une pensée sur notre relation au monde et sur les relations entre les hommes.
2. Y a-t-il nécessairement un « moi » en poésie ?
Non. On peut s’en passer tout à fait.
Et produire ainsi la poésie la plus ardente, la plus terrible.
Et même il vaut mieux s’en passer tout à fait.
Toute intrusion du moi détruit la relation et donc détruit la poésie. Au reste, on constate la même chose dans tous les arts.
Cette histoire de « moi » est un gros malentendu.
On a cru que l’expression du moi suffisait à définir la poésie.
Il existe même une belle et fausse démonstration de cette thèse dans le livre de Kate Hamburger sur les genres littéraires1 – belle car elle nous apprend beaucoup de choses sur la poésie, sur l’énergie qu’elle met au jour et donne à partager – fausse car elle érige ce trait en absolu.
Cette croyance produit des désastres humains, esthétiques, politiques.
Il existe au contraire des poésies qui restent et qui transportent les hommes de tous temps et toutes langues, ce sont des poésies impersonnelles : de toute personne.
On doit ajouter : inhumaines. Des poésies qui sont de ce qui est inhumain dans ce monde.
3. Y a-t-il encore de nos jours des thèmes réservés à la poésie ?
Certains le croient et le disent. Plus nombreux encore sont ceux qui disent que non, la poésie doit tout dire, mais en fait ils ne supportent pas qu’on ait seulement l’air d’entrer dans des terres et des eaux comme la politique ou la physique.
Parler de poésie, en langage courant, revient à se situer dans un monde sans raison ni technique ni pouvoir. Mais cela c’est limiter la poésie. Et c’est laisser le pouvoir entrer clandestinement dans le poème et rafler la mise.
Et c’est ignorer le legs d’artistes comme Vinci ou Callot (Jacques Callot livre, dans ses Malheurs de la guerre, un traité d’embuscade), d’écrivains comme d’Aubigné, Dante ou Saint-Jean de la Croix qui prennent le temps, dans leurs poèmes, de développer leurs raisons sur les sujets les plus terribles.
Une autre façon de répondre aux deux questions précédentes est de citer ce texte de Ian Monk à propos d’Ivar Ch’vavar2 :
« Quand j’étais en juin dernier au Festival International de la Poésie à Rotterdam, j’ai assisté à une discussion entre deux poètes américains, Mark Strand et Robert Pinsky, qui se complaisaient dans l’idée que le seul genre poétique qui reste vivant de nos jours est le « lyrique » – par une étrange coïncidence justement le genre de poésie qu’ils croient écrire. J’ai objecté que le vingtième siècle avait aussi produit quelques bons exemples de poésie épique, mais ils m’ont envoyé balader. Malheureusement, je n’avais pas encore lu Hölderlin au mirador d’Ivar Ch’Vavar qui est la preuve que l’on peut encore écrire un poème qui possède à la fois un souffle épique, le délire discipliné du lyrique, une attention aux détails et des images extraordinaires. Tout est toujours possible. »
4. Les formes poétiques fixes (telles le sonnet) et les rythmes consacrés par la tradition ont-ils encore une justification en poésie ?
Oui.
Il faut seulement avoir de sérieuses et bonnes et impérieuses raisons de les employer. Mais pourquoi pas ?
Lisez la suite de sonnets, Une danse3, d’Andrea Raos : il prend la forme sonnet et l’étend, d’un poème à l’autre, sur toute la longueur d’une série de poèmes, d’une syllabe à chaque fois. C’est d’un déchirement magnifique.
Ne pas trop se fixer sur le sonnet. N’oublier pas que la forme la plus répandue au XXe siècle est le haïku. Le genre mondial. Beaucoup de raisons à cela, sans doute. Par exemple, la croyance que la poésie est de sensations et d’allusions. De rêverie. D’impuissance rêveuse. Et les facilités de l’enseignement. Et l’empreinte d’un modèle de poème qui serait court, le sonnet justement. Etc.
On lit beaucoup de poèmes longs du passé et du présent contre cette tradition-là.
On lit, on aime, on étudie la poésie du passé. On y trouve l’encouragement à inventer, pour chaque poème, d’un seul mouvement, le trajet et les formes propres, de tradition ou non, qui lui font rencontrer sa source et la donnent.
5. Pensez-vous que la dimension typographique (blancs, lignes, calligrammes...) a fondamentalement transformé l’écriture poétique contemporaine ?
N’a jamais rien changé.
La poésie a de tout temps été cela : l’irruption du vertical, du transversal, de la troisième dimension dans le déroulé linéaire de la prose.
Le seul fait d’aller à la ligne était déjà cela.
Le seul fait d’être dans l’intervalle régulier et le retour du presque même était déjà cela.
6. Une rupture radicale avec la tradition poétique est-elle possible ? Souhaitable ?
Les vantards qui ont « rupture radicale » à la bouche se contentent en général de répéter de vieilles formules et leur poésie est de celles qui datent le plus.
Une plus grande ambition est de ne renoncer à rien de ce que nous lègue l’histoire, dont font partie les avant-gardes passées, et d’inventer.
7. La poésie est-elle faite avant tout pour être lue à haute voix ?
Pour répondre à cette question, comme à toutes les autres, peut-être, faut-il dire « certains poèmes » et « d’autres poèmes », plutôt que cet absolu de « la poésie ».
Certains poèmes sont plus écrits pour la voix que d’autres. On croirait les entendre, à les lire.
Et se développent aujourd’hui beaucoup les lectures à voix haute de toutes sortes de poésies. Comme un effort d’aller à la rencontre. Pour moi un délice et une épreuve. Je ne sais si je ferai toujours ainsi. Mais c’est une bonne période.
Et se développe en ce moment une poésie écrite d’emblée pour la voix.
Quand il s’agit de présence, c’est bon. On entend à nouveau des tambours et des mélodies. Si c’est pour des effets de voix, c’est risible.
Qu’un poème semble destiné à la voix ou aux yeux, il devrait toujours pouvoir être lu à haute voix.
Mais dans ce cas il devrait être lu plusieurs fois, et de façon chaque fois différente, pour rendre compte ne serait-ce qu’un peu des lectures différentes et superposées qu’on a en lecture par les yeux.
Et même ainsi on ne pourra donner que quelques-uns des niveaux d’énergie possibles à partir de la même partition.
Il y a des relations actualisées.
Il y a surtout toutes les relations possibles qui définissent une configuration donnée.
Il faut donc tout essayer : à voix haute et par les yeux. Pour tous les textes. Pour voir.
8 Qu’en est-il de la relation de la poésie avec les autres arts (peinture, musique, cinéma...) et en particulier avec ceux intégrant les technologies récentes (vidéo, informatique, électro-acoustique...) ?
On peut explorer ainsi en quoi la poésie travaille tout ce qui n’est pas de la langue des linguistes en elle, c’est-à-dire de l’espace, de la durée et des duretés.
Vital de travailler avec d’autres.
9. Peut-on parler d’« affinités électives » en poésie : groupes autour d’éditeurs, de revues, de congrès, cercles, mouvements... ?
Oui.
Jamais on n’écrit seul complètement tout le temps.
Ne serait-ce que parce qu’on n’écrit pas sans lire.
Cependant je suis désolé de ce que n’existe aucune carte du paysage poétique qui me satisfasse.
Une carte critique. Qui situe les positions relatives des uns et des autres en fonction de leurs choix politiques, esthétiques, en philosophie de la connaissance, etc.
Je crois que tous nous nous bricolons nos trajets, nos refuges. Qu’il y a donc toujours en nous une carte comme un croquis maladroit et qui reflète nos cécités.
Je constate que les sociologues ne nous aident pas beaucoup, ils sont aveuglés eux aussi par les prestiges poétiques.
Et je ne suis pas sûr qu’en partageant nos erreurs nous trouverons plus de vérité.
Reste que chaque poème écrit représente au moins un choix, élan et refus.
10. La poésie est-elle témoin de son époque, ou peut-elle s’engager ?
Tous les poèmes sont témoins de leur époque, fatalement, que ce soit voulu ou non. Et pèsent. Bavardage ou non, prennent de la parole, du temps, de l’énergie. Occupent, dans tous les sens de ce mot.
Et la poésie fait déjà beaucoup sans que le poète y soit pour rien.
Certains poèmes peuvent s’engager dans les débats et s’en sortent et nous en sortent vivants.
Bien d’autres non.
L’écueil est le même que celui connu pour la poésie didactique.
S’il s’agit seulement de mettre de la musique sur les émotions et les opinions du jour ce sera, malgré toutes les postures courageuses et martyres, rien que de la veulerie. De l’acquiescement.
Beaucoup de poèmes dits engagés sont d’acquiescement à des idées dominantes dans un cercle donné.
Il faut passer de la poésie didactique à la poésie d’invention d’idées. On peut faire toutes les poésies dès lors qu’on invente et propose, dans le domaine même qu’on explore. Faites de la poésie d’histoire et proposez vos propres thèses. Dès lors que ce sont des thèses neuves en histoire. Dès lors qu’elles font naître et bouger votre poésie.
Ainsi des poèmes qui s’engagent : c’est-à-dire qui se changent et nous changent dans la traversée des disputes.
11. La poésie a-t-elle connu des inflexions majeures autour de grands moments historiques contemporains ?
Toujours, non ?
Qu’on se souvienne des poésies du temps de la guerre de 1939-1945.
De tout ce qui a été écrit pour essayer d’oublier les massacres de 1914-1918. Du surréalisme né pendant le conflit.
Les poésies d’après-guerre, essayant à chaque fois de retrouver « l’esprit », comme si ce dont on avait manqué avait été d’esprit.
Et toute la renaissance de la poésie dans les années 1970-1980, comme une des suites de 1968, l’arrivée de nouveaux inventeurs arrachant la parole aux pompeux et aux secs qui les avaient précédés ; nous sommes encore dans cet élan je crois, n’est-ce pas ?
12. Que met-elle en jeu aujourd’hui, et peut-elle revendiquer un rôle social plus important ?
Les poésies sont toujours et encore de grandes machines à produire de la pompe, de l’esbroufe et du lieu commun.
Des machines à abstraire et à euphémiser.
Comment écrire qui ne soit, aux crimes, qu’ajouter des bruits et des couleurs ?
Comment écrire des poèmes sans renoncer à leurs puissances et sans étouffer sous leurs ors ?
Il n’y a rien à revendiquer. Même si nous étions nombreux assez pour organiser des défilés.
Si vous vous dites poètes, allez à la rencontre des choses et des gens. Écoutez.
Que les poèmes causent. Qu’ils parlent aux humains.
Et laissez les poèmes se débrouiller. Poètes, ne vous mêlez pas de ça. Lâchez ce qui ne vous appartient pas.
13. Peut-on traduire la poésie ?
Oui.
On le doit.
Pour ne parler que du XXe siècle, que serions-nous sans Ossip Mandelstam, sans Vladimir Holan ?
C’est possible parce que toutes les langues chantent et sont constituées de syllabes et projettent dans leur course des ombres sur le côté.
Et que ces ombres sont humaines et inhumaines. Et qu’elles le sont toutes pour nous tous. Alors on s’entend, on transcrit, on réinvente.
C’est une grande joie. C’est l’une des meilleures manières d’apprendre, comme les peintres ont le Louvre, les Offices, ou une reproduction sur une carte postale en noir et blanc.
Et c’est une des meilleures façons d’entendre ce qu’il y a d’étranger dans la langue.
14. La fréquentation d’une poésie étrangère pousse-t-elle un poète à renouveler sa propre écriture ou au contraire renforce-t-elle son identité ?
Les deux !
15. Quels sont les poètes espagnols qui ont attiré particulièrement votre attention ?
Saint-Jean de la Croix, source d’inspiration et de courage.
La confrontation de poésie et de prose que sont La nuit obscure et son commentaire, la beauté jamais diminuée mais grandie dans cette confrontation, ce sont toutes les portes qui sont ouvertes d’un coup et qui continuent de battre au vent. Toutes inventions de la raison raisonnante et de l’imagination spéculative, et toutes inventions de récit ont soudain accès aux présents superposés des poèmes. Ce qui est devant nous est énorme. Toutes les poésies peuvent être écrites.
Laurent Grisel, 10 septembre 2006.