Chacune des cinq parties d’Une Anthogie est précédée d’un texte trouvé.
C’est la lecture de ce texte - ou plutôt, l’écoute de ce que fait sa lecture - qui donne matière à réflexions, retour sur les sensations éprouvées, répétées.
Ici, la troisième partie. Et vous trouverez là le texte qui lui sert de prétexte, une lettre de M. Paul Faiveley à la rédaction de Phénomènes Spatiaux.
Il faut lire cette lettre avant de lire son commentaire ci-dessous. Vous pouvez la garder ouverte dans une autre fenêtre pour l’avoir sous les yeux et pouvoir y revenir pendant votre lecture.
C’est la thèse n°10 qui serre au plus près cette troisième partie.
PAUL FAIVELEY est précis, précautionneux. Il ne fait rien au hasard. J’ai toujours conservé l’habitude de ranger soigneusement mes vêtements et tout ce qu’ils contiennent avant de me mettre au lit. Pourtant le hasard lui tombe dessus sous la forme d’une lumière, à sa verticale.
Il raconte ce qui lui est arrivé. Tant que l’événement ne s’est pas produit, dans son récit, il peut seulement se présenter lui-même en train de se déplacer d’un lieu à un autre. Ce faisant il donne aux lieux, par ses déplacements et mouvements, leur relief (terrain plat, demi pente) et les distances (400 mètres environ). On voit donc l’heure, les situations respectives de la piscine, de la maison.
Ce décor planté on voit tout de suite l’utilité de l’habitude. Grâce à elle il s’aperçoit de son oubli, sans elle il ne serait pas sorti dans la nuit (en prenant la précaution de ne pas réveiller Roy qui dormait déjà). Nous sommes dans la maison et l’on vise un endroit précis à 400 mètres de là, la planchette.
C’est le cas dès la première fois : on ressent à Passant la main sur la planchette une petite émotion. Une sensation de vérité absolue. Il avait perdu, il a retrouvé. À l’aveuglette. Pas de preuve plus parfaite : le contact de la main ; le toucher. Il touche la vérité de la routine.
En ligne droite, comme d’habitude. Il faisait noir : la distance, l’inclinaison du terrain, les positions respectives des repères – tout cela résonne tout entier dans ce geste de la main.
Mais pourquoi fallait-il raconter cette histoire de portefeuille retrouvé ?
Peut-être est-ce le dernier geste qui lui soit propre, puisqu’il vivra désormais dans une solitude complète, absolue, et qu’en même temps il ne sera plus jamais seul ; une non-solitude paradoxale.
IL COMMENCE de se former autre chose. Instantanément, mon regard prit la direction que le réflexe lui imposait. Cela prend Paul Faiveley et englobe toute la scène principale, ce qui la précède et ce qui la suit. Présence et solitude dès cet instant se prennent par la main.
Plus tard, quand cela s’en ira, il y aura un brusque changement de registre sensoriel, du visuel pur, absorbant, à l’auditif (pressions de l’air en vagues sur le tympan). J’ai entendu un bruit, comme celui d’un vent dans les arbres. Mais il n y avait pas de vent. Une présence paradoxale qui fait singulièrement écho à la main sur la planchette, son portefeuille tout à fait hors-vue mais bien touché, senti, confirmé, prouvé. Avant et après. Après : les repères étant brûlés, à quoi se raccrocher ? Où est la vérité ? Si elle était dans l’habitude, dans le trajet que ses jambes connaissent, où est-elle maintenant ?
La nuit a été illuminée mieux qu’en plein jour. Voilà Paul Faiveley hors norme, éclairé en pleine nuit. Éveil, attention, par opposition à ceux qui persistent à dormir.
Roy, lui, n’a pas été réveillé par la lumière aveuglante. Dans cette chambre dont les volets n’étaient pas fermés, la lumière émise par l’objet aurait pu le réveiller. Aurait pu : on ne peut pas ne pas saisir cette restriction. Paul Faiveley a tellement bien insisté sur la position de la piscine pa rapport à la maison, sur la direction de son trajet, sur l’exposition de la chambre... Par exemple quand il retourne prendre son portefeuille, dans la vie d’avant, bien avant cet épisode du réveil en évitant de réveiller Roy, avec qui je partageais cette chambre donnant coté piscine. Ce dernier passage faisant référence à un autre situé encore un peu plus haut, au début du récit, quand Paul Faiveley donnait le décor : et nous profitions aussi de la piscine. Celle-ci se trouve à environ 800 mètres de la maison qui est située en bordure d’une route de campagne. La piscine est à l’opposé de la route par rapport à la vaste maison de Mrs Fraser.
On voit l’extrême importance des objets fixes, là avant et après, puisqu’ils permettent de prendre la mesure des trajets, celui de Paul Faiveley sur le terrain et celui de la lumière par rapport à lui, à son cadre et, encore, celui de l’objet mobile, fixe, immobile puis mobile à nouveau.
Pour aller de la maison à la piscine, il faut marcher en terrain plat sur 400 mètres environ, puis en pente douce, pour arriver à la piscine d’où l’on ne peut voir la maison.
Quand Paul Faiveley revient dans la chambre, la situation de la piscine par rapport à la maison est donnée et donc, en même temps, le trajet connu à l’aller, hors du commun au retour, et aussi la lumière bleue, blanche, jaune d’or, rouge – au moins la lumière bleue, l’éblouissante, qui aurait pu, en arrivant dans cette chambre dont les volets n’étaient pas fermés, avoir réveillé Roy. Mais Paul Faiveley doit le secouer.
IL LUI RACONTE aussitôt ; Roy s’est réveillé mais il n’entend pas. De même qu’il n’a rien vu, Roy n’entend pas.
Réveillé, endormi, c’est le jour et la nuit (la nuit : ...vers 23h30 (la suite explique cette précision)) - c’est le jour-dans-la-nuit de celui qui reste éveillé à la lumière dans la nuit et qui parle à qui dort, dormait, n’a pas été ébloui et n’entend pas.
Aussitôt, je lui racontai ce qui dut lui apparaître une histoire idiote et, pour lui, dénuée d’intérêt. Dès lors, malgré qu’il fût réveillé et capable d’attention, il me pria gentiment de le laisser dormir.
Sommeil, absence et réveil nauséeux sont à l’œuvre dans ce premier récit que Paul Faiveley fait à Roy et, dès le lendemain matin, au breakfast : ...mon histoire n’intéressa personne. Le paragraphe qui se termine ainsi est à la fois la fin de la lumière qui bouleverse, transforme et colorie absolument tout – et le premier récit, le commencement d’une vie de récits tous sans écho, sans effet.
Le non-réveil de Roy est une matrice qui produit, à l’infini, des variations sur le thème de la non-réponse. Ce sera la réaction aimable mais hors sujet de sa cousine ...à qui je racontais tout ceci – et tout simplement, bien longtemps après (après bien d’autres récits, ou envies de récits, ou récits rentrés ?) en 1951 ou 1952, 17 ou 18 ans après, le silence total de France-Soir auquel il aura écrit en pure perte.
Solitude complète, sans équivalent.
ON EST AU POINT DE RENCONTRE entre l’entrée en force de la lumière dans sa vie et l’après obscur et sourd qui ressemble en tous points à l’avant. Au point de rencontre entre l’éveil et le réveil, entre le jour-dans-la-nuit de celui qui est resté éveillé et la nuit-dans-le-jour de ceux qui dorment même éveillés.
Cet épisode du réveil de Roy à l’intersection entre l’événement et sa vie d’après, entre la fin de l’événement et le début des récits, est longuement préparé. Il sera en quelque sorte répété, par la suite, à chaque répétition de récit.
En sorte que Dès lors résonne à la fois tout en amont, jusqu’aux initiales, et tout en aval, jusqu’à : un tel phénomène est inoubliable.
Dès lors, malgré qu’il fût réveillé... ne vaut pas seulement pour la durée de la toute petite scène dépeinte, dans la chambre aux volets ouverts donnant sur la piscine, mais aussi pour toute la durée de ce qui suit et, solidairement, pour tout ce qui précède.
Dès lors est suspendu en l’air, il résonne longuement entre deux mondes, éclairé de part et d’autre tant qu’ils seront tenus l’un à l’autre dans ce contraste-là. Autrement dit tant que ce récit existe, imprimé, et qu’il y aura des lecteurs pour le lire et voir.
Simultanément Dès lors se dédouble. Il existe à la fois de plus en plus localement et de plus en plus dans l’ensemble, vraiment dans l’ensemble. Localement : Dès lors, moment très précis de la déchirante rupture, instant, départ de la plus déchirante rupture (ce fut à ce moment que je compris...). Le moment exact de l’entrée dans la solitude (et non la venue du désenchantement mais une entrée) dans la double vie évidente, perpétuellement, à vie évidement double et solitaire. Coexistence du persistant et de ce qui donnera la conclusion, forte et indéfiniment prolongée.
Moment à la fois exactement situé et indéfiniment prolongé par ses échos : de l’avant, de ce qui nous y a amenés, et échos logés, après, dans chaque répétition du récit.
Instant et durée en résonance l’un avec l’autre. Très distincts, aussi distincts que l’instant peut l’être de la durée – et homologues ou plutôt analogues, c’est à dire tenus ensembles dans leur proportion, et presque semblables dans les échos, les répétitions.
(Cette main de la main sur la planchette : voila aussi qui est inoubliable. Qui persistera. Qui persistera quoiqu’il advienne par la suite. Ou plutôt éclairé d’une lumière aveuglante par la suite).
ÇA SE FORME pour ainsi dire tout seul, sans qu’on y fasse grand chose. Il y a l’avant et l’après. En allant d’un pic à l’autre, par exemple de la main sur la planchette au vent dans les arbres : deux sensations formant un arc de part et d’autre de l’événement central. La même nécessité produit des équivalences entre deux sensations, moments, actes, idées presque semblables mais pas tout à fait les mêmes. Par exemple la solitude allègre sous un ciel clair et la révélation d’une solitude imposée quand Roy l’invite gentiment à le laisser tranquille. Ces deux solitudes sont liées l’une à l’autre et éclairées par la même lumière bleue. Car il y a eu entre-temps ce duo, la danse de Paul Faiveley et de cette chose magnifique.
Avant, après – et un disque au centre pour faire converger sur lui qui irradie en tous sens sur l’alentour. Un centre avec rayonnement qui de proche en proche prend tout. Les sensations, les solitudes, l’avant vécu et l’après raconté, la vérité touchée de la main avant et la vérité sans autre témoin ni preuve après.
Au moins c’est une forme qui permet d’embrasser toutes les oppositions.
Il fut entouré de façon parfaitement circulaire d’une extraordinaire lumière bleue.
Point culminant : l’objet s’est arrêté, il est au-dessus de lui, c’est le tout début d’un face à face ; sidération verticale, image prise en pleine face.
Le bleu est le plus éblouissant. On y est venu progressivement : ciel pur, puis plus clair, puis une clarté extraordinaire, enfin éblouissante. Ensuite il décroîtra vers le jaune, le rouge, la disparition.
La lumière a crû, elle décroîtra : nous sommes au sommet. À la verticale de son point de stationnement. Le disque s’est arrêté, Paul Faiveley aussi. Avant : Je m’arrêtais. Puis : Je ne pouvais que rester ainsi à regarder... Voila pour lui. Quant à la chose : Je suis sûr d’un point, c’est que cet objet est resté immobile... Immobiles, tous les deux, au sommet, au centre – centre au centre du texte. La lumière autour rassemblée, le rayonnement du disque.
Ainsi s’impose, au centre, une image du centre en adéquation avec ce qui l’entoure.
Il y a autour de cet événement comme un balbutiement, un halo. Juste avant : Je ne pouvais que rester ainsi à regarder. Juste après : Je regardais, sans bouger. Il n’y pas de nom, c’est il, cette chose, cet objet, il, l’objet. Au plus précis une forme : le disque. On ne peut que balbutier : Mais qu’est-ce que c’est ?
Ce qui est dit en ce centre : singularité brillante dans la nuit, inaccessible perfection. Singularité qui fait tout exister, loin en arrière, tard après, par rapport à elle.
La vie de Paul Faiveley est toute arrangée autour de ce disque, depuis Nous sommes en 1934, le 14 juillet, vers 20h30 jusqu’à un tel phénomène est inoubliable.
Le monde a basculé, Paul Faiveley n’est plus au centre, c’est l’objet qui le fait se mouvoir. D’abord la lumière qui submerge tout et l’accroche (...mon regard prit la direction que le réflexe lui imposait), l’arrête, s’arrête enfin elle aussi. Ils sont immobiles, complètement immobiles. C’est alors au tour du disque de bouger. Ses changements de couleur, un changement dans l’immobilité, et puis il accéléra et s’éleva. Ce mouvement de grande amplitude, très rapide, impose à Paul Faiveley le plus petit geste qu’il puisse faire, de la tête et des yeux. Je l’ai suivi jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’un point rouge dans un ciel rempli d’étoiles, et disparut. Contraste maximal, Je pense être resté immobile peut-être plusieurs minutes après que l’objet eut disparu, entre mouvement et immobilité, entre station, proximité, et éloignement, entre perception et disparition, entre présence transie et disparition.
Paul Faiveley captivé, pris, attrapé, attaché.
C’est comme une danse : il bouge, je m’arrête. Il disparaît, je reste. C’est lui, il, qui mène la danse.
J’étais tellement sidéré
Je ne me souviens
Je ne pouvais que rester
Je suis sûr d’un point
Je regardai
L’objet s’impose, le je s’absente devant l’objet.
Ce rapport prend tout le texte. En un sens forme tout le texte. Prend le sens de sa vie.
De même le contraste entre l’agitation et l’immobilité. Il y a tout ce mouvement qu’il se donne avant, mesuré, pentes et distances. Et après, il y aura lui penché sur Roy, le secouant pour le réveiller, tout le mal qu’il se donne pour convaincre, son corps déplacé dans la vie, de nouveau en France, écrivant aux journaux, aux radios... Mais au centre l’immobilité. Cette chose étrange, seule, aura pu l’arrêter.
La référence a été créée. Au moment où elle se crée, on est à la verticale du sujet, en plein. Et cette référence s’impose horizontalement, avant et après, ondes, vagues concentriques. Jusqu’aux extrémités. Et revient. Ce grand espace, cette grande forme, crée, invente ou renforce l’arrimage au sujet central. Tout en vient, y ramène, c’est la mesure de tout.
TOUT LE RÉCIT est sous le signe du temps. Il commence ainsi : Nous sommes en 1934, le 14 juillet, vers 20h30. Et il finit comme cela : …un tel phénomène est inoubliable. Temps objectif et temps subjectif : deux danseurs différents sur une même musique. Mais, au centre, voici ce que l’on a, ce qu’il affirme avec force : Je suis sûr d’un point... la certitude au milieu du désarroi le plus complet. Cette tranquillité, probablement parce que, à ce moment enfin, pour toujours, toutes les durées sont alignées : la sienne, celle de l’objet, et elles coïncident avec celle affichée au cadran de sa montre. Aussitôt après, retour à la solitude et à son temps vécu à lui : Je regardais, sans bouger...
Avec sa vie entière tout son récit est appelé. On va aux bornes du récit, très vite, de l’initiale au point final. À ce moment, dans cette extension brusque des limites, les bords de ces deux grandes formes, celle de sa vie, celle de son récit, exactement centre sur centre, plantées sur le même axe vertical, sont si manifestement différents.
Quand à la lecture on vient en butée sur un tel phénomène est inoubliable, on peut revenir en arrière, de pic en pic, par les équivalences. Par exemple à …se déplaça lentement pour enfin (qu’ils sont longs et lents, ce lentement, ce enfin) s’arrêter quelques secondes (brièveté qui fait durer d’autant plus longtemps le lentement).
Même encore un peu plus en arrière, d’un enfin à l’autre. Du mouvement réglé par l’objet au mouvement réglé par lui-même, à sans pouvoir marcher bien vite, ...par le chemin le plus court ...Je marchais prudemment et atteignis enfin la cabine… Quelle lenteur que la sienne. Mesurée, contrôlée. Celle de la certitude, de l’habitude en train de s’éprouver.
QU’EST CE QUI SE FORME ? Ce sont les rapports entre le centre, l’avant et l’après. Je pense être resté immobile peut-être plusieurs minutes. La durée est là moins précise, elle a moins d’importance, il ne s’agit plus de la chose mais de lui, après avoir été extrêmement présent, présence propre répondant à celle exceptionnelle, prépondérante, de l’objet.
Le lendemain matin je fus le premier en bas. À la fin de mon séjour, je partis pour Plougrescant. En 1951 ou 1952, France-Soir demanda à ses lecteurs... Éloignement progressif, durées de plus en plus allongées et imprécises. Non plus peut-être quelques minutes mais En 1951 ou 1952. Par contre ce qui reste c’est la précision de l’événement, une pointe d’aiguille dans le temps, un point rouge dans le ciel rempli d’étoiles. C’est aussi de cette façon-là que cette grande forme d’un contraste entre avant et après passant par un centre rayonnant, un disque, se constitue. On le perçoit nettement ; avec autant de sûreté et de netteté que ces deux minutes dont il est question au moment crucial.
L’objet a été très proche, il a littéralement pris Paul Faiveley dans sa lumière, à la verticale. Et il a disparu très loin, à l’infini. Ce grand écart entre proche et lointain fait lui aussi bouger tout le texte. Il vibre tout entier, comme jamais. Non seulement en durées contrastées mais également par la création de la solitude, le jeu de la vérité, les modalités de la présence.
Paul Faiveley connaît cette chose extraordinaire et se retrouve seul ; cette solitude entre en résonance avec la certitude, l’incertitude. Il me pria gentiment de le laisser dormir. Mon histoire n’intéressa personne. Avant, il est seul dans la nuit. Après, il sera seul avec son récit dont personne ne veut.
Qu’est-ce qui est vrai ? L’objet s’est élevé à une vitesse incroyable. Que reste-t-il ? Paul Faiveley lui-même avec son histoire, et le mouvement qu’il se donne. Sa précipitation à réveiller Roy, son envie de convaincre, sa hâte à être le premier en bas pour raconter.
L’événement est toujours présent pour lui, comme il est sûr d’avoir retrouvé son portefeuille sur la planchette. Il continue de croire, chercher, enquêter, se demander. Bien que le temps passe, se distende, s’amollisse. Malgré France-Soir. Au point que, finalement, il aurait dû, avant que tout cela aille à vau-l’eau, chercher dans New-Forest même.
VOILÀ DONC LA CERTITUDE : un disque éblouissant... entouré de façon parfaitement circulaire d’une extraordinaire lumière bleue. Et pour être souvent passé par ce centre, on peut y voir le texte parler de lui-même via ce dont il parle, forme centrée sur forme centrée. Pour autant on n’est pas absorbé par le texte. Il ne s’est pas substitué à tout. Au contraire on voit d’autant mieux l’un et l’autre, le récit de Paul Faiveley dans cette lettre à Phénomènes spatiaux et ce phénomène inoubliable lui-même, la vie qui va avec. On saisit toute la distance qu’il y a entre ce dont il est question (un événement assez fort pour scinder le temps entre avant et après) et le texte qui en parle (dans lequel nous allons d’une borne à l’autre).
Et à chaque aller-retour en passant par le centre nous jouons à nouveau sur les rapprochements, différences, entre la vie et son récit.
Nous savons où nous allons. Le trajet a été dessiné, montré du doigt, nommé par le disque avec sa couronne rayonnante. Chaque pas nous confirme qu’il est dessiné ainsi. Et que c’est par cette porte que l’on va du sujet au texte et réciproquement.
Il y a distance et correspondance. À chaque fois que se crée un arc entre avant et après, le récit et ce dont il parle se différencient. Ainsi, qui croire ? Dès que Roy manifeste sa volonté de se rendormir (il le demande gentiment et fermement), la distance est créée entre le récit et nous. Fin de l’adhésion. C’est le doute qui vient de parler. Un tiers (cette gentillesse) est introduit. La danse, le duo, sont bel et bien finis.
Comme la danse a créé la solitude, l’événement a créé une vérité inracontable. Voyager dans le récit et dans les petits événements, tout autour, d’équivalence à équivalence, renforce le caractère exceptionnel de l’événement central. Ce qui est vrai pour l’ensemble est vrai aussi pour chaque détail. Pris dans l’ensemble chaque événement se détache et acquiert son individualité. Il y a de la place pour lui. Il prend du relief, s’oppose à ce qui l’a créé initialement et devient disponible aux mariages, aux rapprochements. Ainsi de la vérité et de la solitude, des modalités sensorielles et de la vérité, de la vérité et de la durée, de l’avant et de l’après, du temps subjectif et de celui des journaux, etc.
La distance irrécusable entre le disque et le texte qui en rend compte donne la mesure de l’irréductible distance entre Paul et Roy, entre l’avant et l’après, entre New Forest et les Côtes du Nord, entre 1934 et n’importe quelle autre date. Entre nous et cette lumière rouge qui s’éloigne avec une vitesse extraordinaire. Entre nulle part et ici. Entre l’extraordinaire et la routine confirmée de la main, dans l’obscurité.
Cet espace créé qui distingue le temps indéfini de la solitude et de l’action de Paul Faiveley de celui défini et borné du récit dans lequel nous nous mouvons librement, qui permet que le disque renvoie à la vie de Paul Faiveley et à son récit et réciproquement – ce même espace permet aux nœuds de solitude à vérité, de souvenir à volonté, etc., de se faire.
Vivant maintenant en relief on ne peut pas ne pas sursauter quand on réentend Je me souviens d’avoir dit tout haut et donc pour moi seul « mais qu’est-ce que c’est ? » plusieurs fois de suite. Car voilà noués au même mouchoir :
tout haut
et donc
pour moi seul
à la fois la solitude et une façon d’être présent, un court circuit entre passé de souvenir et futur de solitude, tout cela fortement lié par le digne, clair et vigoureux et donc.
MAIS QU’EST-CE QUE C’EST ? Question persistante dans la vie et le récit de Paul Faiveley que des lecteurs pourront prendre à leur propre compte. Il y a là une possibilité de reprise, de reflet, qui existera tant qu’il y aura cet écart insupportable, infinissable entre l’avant et l’après et tant que l’on aura ce texte entre les mains, borné de l’initiale au point final, comme on a le sujet en allant d’un moment à un autre, passant sur un même moment plusieurs fois à chaque fois sous un éclairage différent, etc.
Il y aura donc toujours, dans le même temps, le disque qui donne la structure circulaire avec bord rayonnant. C’est d’autant plus fatal que par notre tissage incessant le disque devient le lieu de passage, la plaque tournante de toutes les mises en rapport.
Il ne peut pas ne pas y avoir cette coïncidence entre les deux grandes formes centrées, celle d’une vie et celle de son récit, entre elles et ce qui se trouve au centre du récit. Dès lors que le disque plonge dans la vie de Paul Faiveley et s’étend d’un bord à l’autre du récit qu’il nous en fait.
Ce qui est déterminant, c’est que le même système de positions relatives soit repris, répété. Ainsi, par exemple, ce récit (à Roy) est dans une situation singulière, en quelque sorte indéplaçable, comme on peut le voir à la suspension, à la vibration entre ici et tout le temps de Dès lors. Sinon il me pria gentiment de le laisser dormir ne pourrait être compris, par le lecteur, pour lui-même – et pas seulement pour Paul Faiveley. Il y a encore, à ce moment, création à la fois d’un écart et d’une ressemblance, et donc initiation d’un mouvement de l’un à l’autre qui dure indéfiniment.
Homologie de situation : de Roy par rapport à Paul, de nous même par rapport à Paul.
Ce n’est pas la coïncidence plate et exceptionnelle, voulue, qui ne se produit que s’il y a, tautologiquement, récit de récit. Elle est au contraire strictement nécessaire puisque nous-mêmes et Paul Faiveley sommes placés, par son récit, dans une situation analogue par rapport à ce qui est raconté, et que cela est en relation stable, homologue, toujours et constamment saisissable, avec d’autres choses encore comme ces rapports entre routine et exception, mouvement et immobilité, etc.
Alors le lieu où se nouent ces relations (le point d’équilibre, de rencontre, de coïncidence) est à la fois puissamment éclairé par les circonstances dont il est issu et par celles qu’il engendre.
Ici il s’agit d’abord de cet objet parfaitement circulaire, de toute évidence l’objet et la forme principale qui, en même temps qu’elle forme tout, se dit elle-même.
Cette coïncidence domine l’ensemble de la vie de Paul Faiveley comme l’ensemble de son texte. Et elle est assez forte dans l’ensemble pour engendrer des effets de miroir dans les détails.
Puisque récit il y a, la géométrie que nous venons de voir s’applique sans faillir. Dans le récit (la lettre que Paul Faiveley écrit à la rédaction de Phénomènes spatiaux) il y a ce récit (à Roy) de ce qui est l’essentiel du récit, de la lettre. Mieux encore, ce récit (à Roy) – qui raconte l’essentiel et qui est inclus dans l’événement qui partage la nuit et sa vie – est le premier d’une série indéfinie de récits de cet événement.
D’OÙ VIENT que l’on sente à la lecture de la lettre de Paul Faiveley au magazine Phénomènes spatiaux chaque événement dans sa durée, chacun dans ses rapports avec l’autre, et que l’ensemble de la quête de Paul Faiveley, son prolongement, dure indéfiniment ? Que ce récit continue de résonner longtemps après son point final ?
Il y a avant : l’habitude, le ralenti(r). Condensé dans par l’itinéraire le plus court, en ligne droite, Je marchais prudemment et atteignis enfin la cabine.
Pendant : un temps bref extrêmement long. Qui se dit lui-même ainsi : Je ne pouvais que rester ainsi. Je suis sûr d’un point, c’est que cet objet est resté immobile pendant au moins deux minutes.
Après : un temps long, de peu de poids, de plus en plus distendu à mesure que l’on va dans les échecs.
On ressent les durées car elles sont calées dans un rapport exact entre plusieurs échelles de temps, qui lui-même entre en relation avec les rapports entre l’avant et l’après, entre la rencontre et la solitude, entre l’exceptionnel et le routinier, etc.
Il y a ce temps objectivement court (deux minutes) subjectivement démesurément long (…pendant au moins deux..). Ce temps en effet démesurément long à raconter dans le désert, l’attente, l’indifférence, le temps neutre des habitudes, du dernier parcours de vivant dans la nuit (depuis, il est autre).
Durées établies à la fois dans les faits et dans le texte.
Durées communes au sujet et au texte, établies dans le sujet et permettant d’y retourner à tout moment.
Cette possibilité d’aller indéfiniment de l’un à l’autre fait écho à l’indéfini sur quoi se clôt, en vibrant longtemps, le texte que nous lisons. Elle renvoie à la durée indéfinie, inoubliable, de ce qu’a vécu Paul Faiveley.
Ces durées connues mesurent l’attachement infini, interminable, entre Paul Faiveley et le disque, cette chose.
Elles donnent la mesure de sa persévérance, de leur persistance. .
Elles manifestent ceci que les deux univers, celui du récit écrit de Paul Faiveley et celui auquel il se réfère, l’un et l’autre centrés, sont tenus parallèlement, l’un en face de l’autre. Tant que cette situation réciproque existe, il n’y a pas de raison que les durées ne vibrent pas dans leur espace propre.
Il en sera toujours ainsi, indéfiniment, à chaque fois que l’on verra au centre du récit le disque centré, rayonnant à partir de son propre centre, comme une image de cette vie elle-même. Et dans leur danse, à cette chose et à Paul Faiveley, une image de la danse maintenue de ces deux univers parallèles. Ainsi cela continue, s’étend au-delà de nous et s’impose à nous par sa propre force, en douceur, déchirement qui n’en finit pas.
La quatrième partie d’Une Anthologie a été publiée sur remue.net ; reconnaissance à François Bon.
Ce sont les thèses n°1 et 12 qui serrent au plus près cette quatrième partie.
Commander Une Anthologie sur le site de l’éditeur.