Comment accepte-t-on d’être un exécuteur dans un crime de masse ?
Dans un champ de recherche riche de résultats, Philippe Breton invente le mot « refusant » et apporte du neuf. Pour comprendre, il regarde au plus près l’acte de tuer en masse : de celui qui tire à bout portant sur un homme, une femme, un enfant, un vieillard, couchés préalablement dans la fosse pour aller plus vite, des dizaines de fois dans la journée, un jour après l’autre.
Tous ceux dont c’est la place, la discipline, ne le font pas. Répondre à la question « comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ? » oblige à entrer dans la chaîne de représentations et d’événements, d’acceptations, de décisions qui conduit aux meurtres afin de saisir à quel moment et de quelle façon se produit ce retrait.
C’est la question des « hommes ordinaires » : les derniers échelons de la hiérarchie – les maux de ventre de Himmler indiquent mais de loin la difficulté de tuer – probablement il y pense, dans son discours du 4 octobre 1943, à Poznan, lorsqu’il donne la consigne aux chefs SS : « Celui dont les nerfs sont à bout, celui qui est faible, (...) on peut lui dire : Bien, va prendre ta retraite. » – ce qui augmente la responsabilité personnelle de ceux qui sont passés du côté de l’exécution ; ce qui rend plus aiguë et criante l’interrogation sur les jeux de forces qui les ont accompagnés et courbés sur leur tâche. Philippe Breton, comme tous ceux qui se sont approchés de cela en hommes d’étude a dû souffrir – travail ralenti parce que suffocant – et qu’on voudrait abréger – parce que les actes qu’on doit maintenir sous l’examen sont horribles et qu’ils produisent des nuages de dénégations, d’indignation, de pensées noyées sous les bavardages.
Au mot « refusant » il donne la définition la plus étroite possible. Ceux qui devraient tuer mais qui se retirent de la tuerie ne sont pas des résistants – l’acte de refus est ponctuel, il n’est inclus dans aucune action contre l’oppression. Le refus est individuel : une personne se retire de la scène du crime. Le refusant fait partie de la cohorte des exécuteurs, il a été placé là à cette fin mais il refuse – juste avant de passer à l’acte, ou après un premier meurtre, etc. Ce ne sont pas des héros ; ce ne sont pas des lâches non plus.
Le soir du 12 juillet 1940 (pp. 21-21, reprenant Christopher R. Browning, Des Hommes ordinaires, premières pages du chapitre 7, Initiation au massacre : la tuerie de Josefow), le lieutenant Heinz Buchmann, un officier du 101e bataillon de réserve, à Josefow, en Pologne occupée, auquel son supérieur vient d’exposer le travail du lendemain, explique qu’il « ne peut participer en aucun cas à une action de ce genre, au cours de laquelle des femmes et des enfants sans défense seront mis à mort ». « Il demande donc, et obtient, une autre affectation. »
Selon Christopher R. Brownning (chapitre 8, Réflexions sur un massacre), entre 10 et 20% des membres de ce bataillon se sont mis à l’écart des massacres.
Les refus n’empêchent rien. « Les 450 hommes du bataillon 101 tueront de leurs propres mains, en quelques mois, plus de 35 000 personnes. » (Ph. Breton, p.22 ; Christopher R. Browning, dans les tableaux 1 et 2 en annexe de son livre, donne les « estimations minimales » de 38 000 fusillés et de 45 200 déportés à Treblinka puis fusillés).
Philippe Breton trouve des refusants, selon sa définition, au Rwanda (1994), au Vietnam (1968), etc. Il ne le formule pas ainsi, mais on peut le déduire, ce serait une loi : qu’on en trouve dans toutes les situations analogues.
On en trouve aussi en d’autres circonstances ou à d’autres moments de l’enchaînement :
- en période de crime de masse, l’anticipation et le refus d’entrer dans l’engrenage, d’être complice de crimes en préparation ;
- en temps de paix, le refus de commettre un acte jugé barbare ;
- en période de guerre, le refus de commettre un crime de guerre.
Les deux positions, de l’exécuteur et du refusant, sont symétriques– juste une divergence de parcours, à sa dernière extrémité.
Quelle ultime raison est motrice jusqu’à l’acte pour les uns, insuffisante ou inacceptable jusqu’au refus pour les autres ?
La sauvagerie ? Ph. Breton va du plus loin au plus près de l’acte, de la civilisation à l’organisation et à la réalisation de la tuerie.
On voit resurgir à chaque horreur les qualifications racistes. Des actes monstrueux du peuple de l’autre côté sont généralisés et naturalisés ; les mots et les anecdotes véridiques alors répandus ne forment pas des explications, plutôt un nuage noir dont il faut se défaire, qu’il faut refuser.
Ce qui peut être constaté, ce sont des conditions sociales, des moments historiques où se développe ce que Lonnie H. Athens (The Creation of Dangerous Violent Criminals, University of Illinois Press, Champaign, 1992) appelle une socialisation par la violence ; George L. Mosse a écrit l’histoire de La brutalisation des sociétés européennes, de la Grande Guerre aux totalitarismes (Hachette Littératures, 1999). Ce mouvement de fond paraît nécessaire à l’expression de la violence organisée, bureaucratique, industrielle. Et les hommes pris dans ces processus, s’ils doivent être nombreux, s’ils doivent être, selon l’organisation requise, bureaucrates, employés, contre-maîtres, ouvriers, ne sont pas pour autant des hommes ordinaires : ils ont été sélectionnés dès les événements préliminaires de violence et de distanciation, et façonnés par eux.
Dans le déroulement des exécutions, la fonction de la sauvagerie est de terroriser et de discipliner les victimes, de les maintenir dans la file qui les conduit à leur lieu dernier. Les cris, insultes, coups, doivent être maintenus dans les limites de l’efficacité ; les débordements sont tolérés et encadrés ou bannis.
Dans leur grand nombre, cela ne fait pas des bourreaux des sauvages mais des hommes divisés, pris entre le devoir, le sentiment de nécessité – et l’horreur – ils savent ce qu’ils font, ils en sont pleinement et personnellement responsables.
C’est en quoi le sadisme de quelques-uns ou d’un groupe dérange : il accroît les souffrances des exécuteurs, met en cause l’équilibre instable entre devoir et atrocité, dégrade et disqualifie les rationalisations ; Richard Rhodes (Extermination : la machine nazie, Autrement éd., 2004) en donne beaucoup d’exemples. Ainsi, l’argument de la discipline employé pour punir les débordements reflète-t-il l’intelligence que les organisateurs ont de leur propre crime. Intelligence à l’œuvre, encore, cette porte de sortie offerte aux refusants : il ne faut pas que leur pas de côté perturbe l’administration de la mort.
Je suis persuadé que cette division psychique perdure en temps de paix, qu’elle nourrit l’argumentation des bourreaux et les dénégations massives, qu’elle les maintient vivants et fidèles à eux-mêmes contre les révélations et les exhumations.
La question reste entière : il y a des raisons de tuer impérieuses, capables, au moins, d’entretenir la division de soi – lesquelles ?
À la question : pourquoi obéissent-ils ? si on se contente de répondre : parce qu’ils sont obéissants – cette réponse, tautologique, bénéficiant d’un détour car on cherche pourquoi ils sont obéissants – on trouve alors qu’ils ont reçu une éducation qui..., etc. – il est alors difficile d’échapper à une régression indéfinie, du même au même.
Alors, l’autorité ? Les personnalités autoritaires ? La soumission à l’autorité ?
Philippe Breton ne cite pas les études sur la personnalité autoritaire, conduites aux USA à l’initiative de Max Horkheimer à partir de l’été 1942, financée par l’American Jewish Committee, études connues en France par la publication de la contribution de Theodor W Adorno. C’est dommage ; leur discussion aurait permis d’aller plus loin dans la compréhension de la construction sociale, psychologique, de la division de soi et de la construction des raisons d’ostraciser et d’éliminer.
En revanche, c’est l’expérience de Milgram qui sert de fil conducteur à la recherche. On croit la connaître : elle a été popularisée par d’innombrables articles et par le film I comme Icare de Henri Verneuil. Le but de Stanley Milgram (Soumission à l’autorité, Calmann-Levy, 1974) était, déjà, de comprendre « comment des citoyens ordinaires qui reçoivent l’ordre de tuer leurs semblables l’exécutent ».
L’expérimentateur explique à une personne quelconque, volontaire pour des expériences scientifiques sur les effets de la punition sur le processus d’apprentissage, qu’il faut envoyer des chocs électriques à un élève comédien dont il entend les cris de plus en plus forts. Les deux tiers acceptent de jouer ce jeu jusqu’à l’évanouissement apparent de l’élève qui est sensé subir les décharges. Et il s’en trouve toujours environ 20% pour refuser d’être entraînés dans l’expérience, ou pour exiger d’en sortir dès les premiers chocs ou, encore, avant d’être parvenus aux chocs signalés « dangereux ».
Dans les conversations, cette expérience est souvent citée comme preuve de la méchanceté de l’homme et de son immense servilité ; assertions à double bénéfice : vertu, fatalisme ; on général on vous la raconte en vous regardant dans les yeux, d’un air de dire, est-ce que tu t’en doutais, tu te rends vraiment compte, hein que tu ne voulais pas accepter d’être si méchant au fond de toi-même, eh bien c’est foutu on est tous comme ça. Les environs 20% de refusants sont exclus de la conscience, du souvenir, de l’on-dit, de la démonstration.
Pour expliquer ses résultats, S. Milgram crée la notion d’état agentique : l’état de celui qui se contente d’être réduit à l’état d’agent d’une action qui a été décidée et organisée par d’autres ; une tautologie.
En fait, l’existence des refusants, et les portes de sortie qui leurs sont offertes par les organisateurs mêmes, démontrent que les meurtriers agissent de façon délibérée. « Le choix se situe donc entre obéir ou être exempté » (Ph. Breton, p.121).
Plus encore : « Plus l’ordre est difficile à assumer, notamment sur le plan de la sensibilité, plus il convoque la virilité de celui qui l’exécute. On est loin de l’hypothèse habituelle de la « faiblesse du sujet » dont l’intériorité morale a flanché et qui est englué dans un état d’obéissance passive le mettant à la disposition du premier chef venu. » (p. 122).
Quelles sont les raisons, les bonnes et justes et fortes raisons d’obéir ?
Le racisme n’est-il pas cette construction pseudo-rationnelle qui met la vertu du côté de l’exécuteur et qui nie l’humanité de la victime ?
Le racisme entre en résonance avec la division de soi nécessaire aux exécutions, mais cette explication ne suffit pas. Le refusant n’est ni un humaniste ni un anti-raciste, pas plus qu’il n’est un résistant ; il fait partie de la troupe des criminels et partage leurs croyances.
Dans la montée de la violence nazie, la qualification (disqualification) d’ennemi ou d’inutile suffit à déclencher, dès la prise du pouvoir, en 1933, l’élimination de l’opposition de gauche, des syndicalistes, etc. (de 150 000 à 200 000 personnes internées, de 7 000 à 9 000 tuées) – ou les massacres des SA (des rivaux de Hitler, les sections d’assaut, lors de la « nuit des longs couteaux », du 29 au 30 juin 1934), ou « le massacre de dizaines de milliers de handicapés mentaux et physiques allemands, entre 1939 et 1941, dans le cadre du programme dit T4 » (p. 126). Le racisme est un des modes de mise à distance et d’infériorisation, il y en a d’autres.
L’hypothèse de Philippe Breton est celle de l’argument vindicatif. « L’exécuteur est un vengeur » (p. 147). La vengeance est son cadre mental exclusif – il n’imagine même pas que son ennemi ne veuille pas sa destruction.
Cette hypothèse permettrait d’expliquer à la fois la décision de l’exécuteur et celle du refusant.
L’exécuteur se perçoit comme une victime agressée, un soldat qui élimine une menace, un père de famille qui protège les siens.
C’est pourquoi il faut tuer aussi les femmes et les enfants : pour éviter que la reproduction de telle ou telle sorte d’hommes reproduise la menace qui va avec.
Le refusant, lui, est indifférents à la vengeance et à ses raisons. Dès lors, sans devoir de cette sorte, la division de soi ne peut opérer, l’humanité et la réunion de soi jouent de différentes façons, en différentes circonstances, renvoyant aux différents types de refusance.
Les chapitres 6 et 7 (La vengeance comme cadre d’action, Les raisons de la séparation des trajectoires) appliquent cette hypothèse aux contextes historiques, à la psychologie et à l’histoire des exécuteurs, aux modes d’organisation du crime, etc. Ce mécanisme archaïque, sans rien enlever à la responsabilité des acteurs et des institutions, au contraire, éclaire, hiérarchise et joint nettement les différentes explications auxquelles nous avons spontanément recours pour rendre compte de ce qui n’est pas inexplicable, de ce qui n’est pas tautologie pure.
L’abandon de la vengeance pour le droit – et la séparation des pouvoirs qui crée un espace pour le droit – font partie des mécanismes fondamentaux de l’hominisation, de l’auto-domestication de l’homme.
Les refusants, énonciateurs silencieux de cet abandon de la vengeance, appartenant pourtant, en situation de crime de masse, à la foule des criminels, mais présents aussi en temps de paix en toutes circonstances, signalent et portent, mais de façon ponctuelle, individuelle, de façon moindre que les résistants, la possible humanité.
Philippe Breton, Les refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ?
Collection Cahiers libres, La Découverte éd., 2009.
ISBN 978-2-7071-5617-4
Philippe Breton est chercheur (CNRS), membre du laboratoire Cultures et Sociétés en Europe.
Sa bibliographie complète sur wikipedia.
Il tient un blog.