Il y a d’abord eu un assaut. Pas un attentat (on laisse un colis derrière soi) mais un assaut (on s’engage arme au poing) : un acte de guerre, la guerre jusqu’à présent tenue éloignée soudain au cœur de la ville. Un acte de guerre : par armes d’hommes entraînés – on le voit à certains détails, l’impact des balles très groupé sur le pare-brise, en face de la place du conducteur.
Et puis un autre, dans un supermarché casher, volonté de tuer et meurtres, racisme nu et guerre de religions comme dans beaucoup de pays aujourd’hui : l’idée d’un assaut répété, généralisé.
C’est terreur, c’est faire peur, c’est peur éprouvée même quand on affirme « Je n’ai pas peur ».
Et, parmi mes proches, stupéfaction d’entendre, parmi les tués, des noms familiers, aimés, de façon lointaine et ancienne, certes, mais justement l’émotion qui ramène ce passé est d’autant plus forte, elle est augmentée de cette épaisseur de temps.
Et puis il y a eu, violente, déferlante, la fabrique d’unanimité. Ce slogan « Je suis Charlie », d’où surgit-il ? Il paraît calqué sur le « Nous sommes tous américain » de l’éditorialiste du journal Le Monde au lendemain du 11 septembre 2001, lui-même probablement calqué sur le « Ich bin ein Berliner », du président des États-Unis J. F. Kennedy le 26 juin 1963. Il est vrai que la fraternité et la compassion vont avec une brusque identification. Mais celle-ci doit-elle se prolonger ? Doit-elle aller jusqu’à l’identité ?
Je fais partie de ceux qui répondent : je ne suis pas Charlie.
Ce dimanche 11 janvier 2015, je n’ai pas été marcher. Je ne marche pas.
Vendredi 9, je dis brièvement à un ami que je n’irai pas manifester de toute façon, et voici ce qui m’a effrayé : il m’a répondu que j’ai raison mais que je suis bien seul – j’ai senti à cet instant le souffle brûlant de l’unanimité et de la guerre civile.
Samedi 10, ceci à quelques-uns : je suis comme beaucoup saisi par l’ampleur du désastre. Mais on ne peut en rester aux émotions. (...) c’est ma position et mon travail d’écrivain : refuser de séparer raisons, émotions, sensations. Il faut l’être entier garder contre une domination qui sans cesse le sépare, le divise, le détruit.
Je leur écris, encore : l’émotion est énorme, la synchronisation des affects joue à plein, on est en train d’assister au triomphe de la propagande anti-terroriste. J’aurais dû ajouter, pour être plus clair : cette propagande est pro-guerre et pro-capital financier ; cette propagande, Charlie y a contribué ces dernières années.
Dans l’histoire, récente comme ancienne, tous les moments d’unité nationale se paient cher et sans tarder. Les manifestants contre la haine seront rattrapés par la haine qu’ils auront confortée, en soutenant un média qui a viré néo-con et une unanimité qui accueille tous les lâches soulagements.
Dans ce même message je cite un appel d’Éric Fassin, du 9 janvier au matin :
Vifs et non morts : Parce que nous sommes démocrates, parce que nous voulons savoir, ne pas tuer les tueurs de Charlie. #ArrêterPasExécuter
qu’ils les prennent vivant.
Parce que dans la tête, dès mes 9 ans, avec la mort de Mesrine, il y a des interventions qui se terminent par la mort des personnes poursuivies, Mérat, le preneur d’otage de Neuilly, Aubry...
parce que quoi qu’ils aient fait ce sont des humains et pas des monstres qui ont droit à un procès et à la rédemption,
parce qu’il faut répondre comme l’a dit après Utoya le premier ministre nous devons répondre par plus d’ouverture, de tolérance, de démocratie, etc., sinon ils ont gagné
parce que les imaginaires complotistes sont en route (je l’ai entendu hier au centre social de la Mission populaire... « c’est louche quand même qu’ils aient perdu une carte d’identité »)
parce que moi comme ayant connu des victimes, mais tout le monde parce que nous avons perdu des proches, nous avons besoin de ce procès pour comprendre et avancer dans notre deuil collectif, et ne pas encore être dans ce putain de déni français de la guerre d’Algérie ?
J’ajoute :
D’accord avec ce texte, et la réalité l’a rattrapé, semble-t-il.
Cependant il ne relève pas un point important.
Je ne sais si des syndicats de magistrats ou d’autres voix l’ont relevé mais il vient de se passer quelque chose d’extrêmement grave au sommet de l’État : l’actuel président de la République a déclaré qu’il fallait « juger et punir » les tueurs. Citation : « Nous devons répondre à la hauteur du crime qui nous frappe, d’abord en recherchant les auteurs de cette infamie, pour qu’ils soient arrêtés et jugés et punis très sévèrement ».
Or, si l’on juge, on ne punit pas.
La justice n’est pas la vengeance.
Le premier magistrat de France a donc bafoué l’esprit et la lettre du droit.
Et répand dans l’esprit public une conception crapuleuse de la justice.
L’exécution qui a suivi est la suite logique de la déclaration du président qui sur ce plan ne vaut pas mieux que le précédent qui confondait justice et vengeance.
Croyez-le bien, cette confusion est parfaitement comprise par toutes les victimes de contrôle au faciès, par tous les raccompagnés de force à la frontière.
Dans les heures qui ont suivi les nouvelles de l’assaut contre la rédaction de Charlie, plusieurs, sur twitter et ailleurs, ont rappelés les réaction du premier ministre, Jens Stoltenberg, après le massacre d’Utoya, le 22 juillet 2011 : « nous allons répondre à la terreur, par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance ». C’est ce que j’aurais aimé. Eh bien, non, c’est un appel à la punition et à l’unité nationale que nous avons entendu. Ce n’est vraiment pas la même chose.
Enfin, le triomphe. Dans la rue, ensemble : partisans de la démocratie ; partisans de l’ordre et du racisme qu’ils appellent démocratie, laïcité et liberté d’expression - une dirigeante d’extrême-droite déclare, en langage codé : « Cet attentat doit libérer la parole face au fondamentalisme ».
Ce faisant, cette politicienne rappelait le vocabulaire, la politique, l’obsession, l’argumentation de son camp - depuis au moins Samuel P. Hutington et son choc des civilisations (Foreign affairs 1993 puis, en livre, 1996, 1997 pour la traduction française), on sait que tous les conflits exigent une lecture principalement ou uniquement religieuse, que le mal est l’islam, le bien l’occident ; on sait par expérience que la lutte contre le terrorisme est l’argument qui justifie le soutien aux dictatures et aux régimes militaires en Afrique, en Asie, en Europe même ; on sait que toutes les dernières guerres de rapine états-uniennes et occidentales trouvent leurs justification dans les « armes de destruction massive » (une variante étatique du terrorisme) et dans la lutte, non, ils disent : la guerre contre le terrorisme ; on constate que l’équation musulmans = arabes = terroristes est reprise, jusqu’à la nausée, chaque jour et chaque heure, les guerres actuelles en donnent la matière atroce et ignoble à tout moment, alliant émotions, sentiments humains, réprobation, condamnation - donnant son assise émotionnelle à l’argumentation impériale, devant produire le consentement, selon toutes les nuances et styles possibles, aux menées impériales.
Triomphe. Participation d’ampleur historique. Beaucoup de novices. Du reste, le vocabulaire change, instantanément, dans ces jours : on ne dit pas « la manifestation, « aller manifester » mais « la marche », « marcher ». Une participation qui aurait pu être plus grande si l’on n’avait pas entendu le premier ministre, auteur, à la suite du président d’extrême-droite Nicolas Sarkozy, de déclarations racistes contre les Rroms, appeler à manifester – ce ne pouvait plus être vraiment une manifestation anti-raciste, comme les meurtres dans le supermarché casher auraient dû la déclencher. Beaucoup d’habitués des manifestations anti-racistes, ils sont nombreux, ont donc refusé de se déplacer. De même, la présence annoncée, et vérifiée grâce aux éloges de la presse unanimisante, en tête de cortège, d’une quarantaine de chefs d’État, un bon nombre d’entre eux célèbres pour les exactions contre les droits de l’homme qu’ils laissent faire ou encouragent ou organisent. Du coup, parmi les marcheurs, moins de défenseurs des droits de l’homme. Quand même encore assez, de ces défenseurs, pour rapporter des propos qui les ont gênés, choqués. Des applaudissements nourris en direction des policiers. Ce que je suppose : applaudissements vers ceux qui ont, de fait, aboli l’abolition de la peine de mort.

Ainsi, au moment où l’unanimité était réalisée, le triomphe accompli, par ce triomphe même l’unanimité se brisait. En ce sens, les démocrates, les héritiers de la liberté d’expression contre le pouvoir temporel des églises et les antiracistes – c’est tout un - ont eu raison d’y aller : ils ont ainsi, probablement, il faut l’espérer, davantage de droit et de force pour dire leur désaccord, pour dénoncer la manœuvre.
Et c’est très étonnant, cette précipitation et ce nombre de chefs d’État. Une maladresse, une erreur, quand il aurait fallu laisser durer la confusion. Mais il fallait rejoindre, très vite, un mouvement et l’argumentation qu’ils usent à longueur de temps pour conforter leur pouvoir. De ce point de vue, leur sincérité ne peut être mise en doute. De même que leur peur de perdre le pouvoir.
Je crois que cette précipitation s’explique par la peur. Ils ont peur. Premier terme : il n’y a plus d’argent dans les caisses, tout a été donné aux spéculateurs, aux grands voleurs institutionnels, et pour faire face au prochain krach - il a commencé, il est rampant, il érode chaque jour davantage les réserves et les illusions – pour faire face au prochain hoquet qui déclenchera l’effondrement il n’y aura plus de marge de manœuvre – sinon appauvrir encore plus gravement les populations – or, c’est le deuxième terme de la peur, celles-ci de plus en plus, partout, se rebiffent, on entre dans une séquence électorale dangereuse pour les forces de l’ordre – or, et c’est le troisième terme de la peur, ces pays qui basculeraient renforceraient le nombre de pays qui s’opposent au pouvoir absolu du libre-échange, à la toute puissance du droit commercial contre tous les autres droits.
Il y a donc eu un essai de « dictature du chagrin ». Même, une atmosphère de curée (selon la journaliste Nathalie Saint Cricq, sur France 2 le 12 janvier : « il faut repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie »). C’est un des signes d’époque que cet essai ne réussisse, peut-être, pas aussi bien qu’espéré par les synchroniseurs. Que de nombreuses voix s’élèvent, se soient élevées, à l’intérieur de ces cinq jours, 7, 8, 9, 10 et 11 janvier 2015, et plus encore après, pour demander du recul, de prendre quelque distance contre l’émotion qui étouffe, qui empêche de penser, dont on sent confusément, plus ou moins, ou clairement, qu’elle sert à empêcher de réfléchir, d’enquêter, de partager des paroles intelligibles avec ses frères humains – car c’est ce qui nous fait humains, avec nos luttes pour l’émancipation, avec nos affirmations de vie conjointes.
Ce qui rend Charlie sympathique (et facilite la confusion) :
Charlie Hebdo : un journal intimement lié à l’écologie
Jacques Sapir : A Bernard Maris (7 janvier 2015)
Doutes et refus refus de l’unanimité, refus de marcher
Rédaction de Article 11 : Contre les fossoyeurs de tous bords
Faysal Riad : De quoi Charlie est-il le nom ?
Patric Jean : Refusons cette manifestation hypocrite (appel à se réunir en dehors de la marche, au Cirque d’hiver)
François Ruffin : Le poison de l’union
Frédéric Lordon : Charlie à tout prix ?
André Gunthert (analyse des images) : La défaite Charlie
Schlomo Sand : Je ne suis pas Charlie
Mathias Delori : Ces morts que nous n’allons pas pleurer
Clochix : Malaise et beaucoup de questions
Pascale Fautrier : Les écrivains ne sont pas Charlie
Christian Schiess : Charlie et le délire compassionnel
Denis Dupré : Charlie, tes nouveaux adeptes sont-ils tous de bonne foi ?
Laurent Mucchielli : Une invocation discutable de la liberté d’expression
Alain Gresh : D’étranges défenseurs de la liberté de la presse à la manifestation pour Charlie Hebdo
Dominique G. Boullier : Il y aura d’autres Charlie tant que
Contre les mises en cause des droits et des libertés fondamentales énoncées à cette occasion
Nicolas Hervieu : Antiterrorisme : la Cour européenne est une alliée
Olivier Le Cour Grandmaison : Après les attentats : le triomphe du parti de l’ordre
Contre les mises en cause des droits des travailleurs mises en œuvre pendant ce temps
Gérard Filoche : Décryptage des menaces sur le contrat social – Le projet de loi Macron c’est retour au XIXe siecle