Un article écrit à la demande des amis de Cassandre, pour le n°68 (hiver 2007) de leur revue.
Notre Europe de libre circulation des marchandises dans ses frontières élargies n’aime pas les hommes qui viennent de plus loin et croit entretenir sa sécurité en les traitant avec méfiance et soupçons ; les artistes qui voyagent dans les mêmes avions ne sont pas épargnés.
On connaît l’espace dit Shengen, on connaît ce qui l’accompagne aujourd’hui : la sous-traitance des arrestations et des camps aux pays de la rive sud, les naufragés au large de la Sicile, la frontière entre le Maroc et les territoires espagnols de Ceuta et de Melilla où l’on vise les humains fusil à l’épaule et les tue par balles, on sait aussi quelle politique de l’immigration jetable se met en place dans notre pays et en notre nom, une politique rejetée l’été dernier par un mouvement populaire de solidarité avec les élèves expulsés mais les expulsions d’enfants continuent cet hiver, après des régularisations à contrecœur, dans une discrétion noire et terrifiante.
Que signifie « espace public » pour n’importe quel citoyen, pour les artistes, pour la relation entre artistes et citoyens, quand cet espace est clos, cadenassé, protégé par patrouilles maritimes conjointes, avec des navires italiens, maltais, espagnols et grecs ?
La fabrication de notre vie commune comme spectacle, comme leurre, la distraction et l’occupation des esprits ne peuvent exister sans contrôle de tous les accès à l’espace public.
Comment cela se passe-t-il ?
Il suffit d’instituer un pouvoir qui l’emporte sur les autres, il suffit ensuite de laisser le système fonctionner selon sa logique propre.
Et c’est ainsi que des artistes dont la tournée est financée par des organismes publics, pourvus de contrats conformes au droit du travail du pays d’accueil, pourvus de visas bien tamponnés de tous les tampons de tous les pays qui les ont accueillis depuis dix ans qu’ils sont fêtés et aimés partout, encouragés par les centres culturels français, se trouvent arrêtés à Roissy ou dans un aéroport belge, allemand, autrichien, luxembourgeois, etc. et renvoyés dans leur pays.
Comment est-ce possible ?
La raison qui l’emporte sur les autres est la soi-disant lutte contre le terrorisme – mais une telle lutte qui multiplie les terroristes mérite-t-elle encore son nom ? – et contre le travail clandestin – mais ce sont des lois iniques qui créent la clandestinité.
Le dispositif administratif chargé de traduire cette « pensée » en procédures et en actes :
a/ donne l’ultime pouvoir aux agents du Ministère de l’intérieur qui ont le dernier mot sur toute entrée dans le territoire – voilà pour le pouvoir qui l’emporte sur les autres ;
b/ enseigne aux personnes qui visent les visas dans leur guérite d’aéroport qu’un passeport neuf est suspect parce qu’il est neuf et qu’il peut donc être fraîchement sorti d’un atelier de contrefaction, qu’un passeport architamponné est suspect parce qu’il peut être un document « de substitution » (langue officielle), cette belle photo usée aura été ajoutée récemment – voilà pour la logique d’un système de méfiance instituée.
C’est ce tout dernier motif, « document de substitution », qui fut invoqué contre l’artiste Francis Mampuya, peintre absorbé dans son travail, respecté et aimé dans son pays la République démocratique du Congo et très largement au-delà, en février 2005. La présence des amis venus l’attendre à l’aéroport, les protestations publiées dans la presse, la solidité et la validité de ses documents officiels de toutes sortes n’y firent rien. Trois jours en zone d’accueil et retour. Il a fait et fera des tableaux de cette histoire. Que cela ne s’efface pas.
Ce n’est pas une histoire isolée.
Les incidents sont si nombreux que pratiquement toutes les manifestations organisées avec la participation d’artistes non-UE sont sous la menace. Preuve en est la très large signature de la pétition Shengen Opéra : tous pays d’Europe, toutes disciplines artistiques, tous types de manifestations et d’actions y sont représentés.
Conséquence non mesurable, insidieuse, générale : les organisateurs ne peuvent pas ne pas intégrer cette « contrainte » dans leurs plans. Le terme exact qui désigne cela, c’est « autocensure ».
Conséquence non sue et non reconnue sur l’espace public : l’illusion d’une ouverture des frontières qui est bien sûr maintenue par les artistes autorisés mais aussi, fatalement, ironiquement, par les artistes que la ténacité des militants de l’ouverture des frontières a réussi à faire venir.
Conséquence reconnue déjà dans d’autres aspects de la diffusion des idées et des œuvres : la concurrence déloyale entre d’une part les machines commerciales et bien-pensantes soutenues par la ferveur et la compassions autorisées, d’autre part le travail de tous les autres.
Conséquence incalculable, dramatique : la perte en création, en échange, en étrangeté, la perte et mort d’art, d’humanité, de don, d’hospitalité, d’invention.
Les artistes et tous ceux qui travaillent avec eux doivent dénoncer cette situation ; c’est un acte vital contre l’autocensure ; signer Shengen Opera n’est qu’un début, rien qu’une pétition mais déjà un acte contre le silence imposé par les multiples liens de dépendance ; ce n’est en aucun cas la demande d’un traitement spécial pendant que les compatriotes ont droit aux menottes et aux places du fond de l’avion entre deux policiers ; c’est la dénonciation d’un système qui englobe les artistes ; c’est la dénonciation de faits significatifs d’un système et d’une politique qui touche tous les hommes ; cet acte sera suivi d’autres.
Ce texte n’a pas été repris dans 2007.
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Journal de la crise de 2006, 2007, 2008, d’avant et d’après, effondrement jour après jour.
Publication intégrale de 2006 sur le site de Laurent Margantin, Œuvres ouvertes. Voir la présentation et le sommaire avec les liens directs vers les épisodes parus.
Quelques-unes de mes sources.