Version presque finale des notes prises le 17 juillet d’après les exposés de M. Mazoyer.
Jeudi 17 juillet 2008
Il ne faut pas chercher « émeutes de la faim » comme je le faisais jusqu’à présent pour trouver des analyses concurrentes des causes mais « spéculation » puisque c’est l’hypothèse et « crise alimentaire » qui est le vocabulaire costume-cravate.
Alors je trouve presqu’immédiatement une communication de l’économiste de l’INRA Marcel Mazoyer, lors d’un colloque organisé par la fondation Gabriel Péri, un réservoir d’idées créé par le parti communiste français et présidé par Robert Hue, dirigeant déchu de ce parti déchu, communication qui date de près de deux ans maintenant, le mercredi 18 octobre 2006, et qui tient tout d’une main : les famines de l’été, la spéculation, les prix agricoles, la mainmise du capital financier sur l’économie. Titre : « La situation agricole et alimentaire mondiale et ses conséquences pour l’Afrique ».
Et dans la foulée, sur le nom Marcel Mazoyer, une vidéo, début juin, il y a un mois, à l’occasion du "sommet" (ils disent) organisé par la FAO (Food and Agriculture Organisation) sur la crise alimentaire mondiale provoquée par la flambée des prix des denrées de première nécessité à laquelle ils ont eux-même contribué par leur inattention aux politiques de prix et leur assentiment au commerce international du vital, un entretien avec Viviane Thivent pour la Cité des sciences.
C’est lumineux. De 2006 à maintenant, 2008, il peut se répéter : même sensation d’actualité.
Nous sommes 6 milliards 500 millions d’êtres humains sur la planète ; à moins de 3 euros par jours, les gens se privent de nourriture ; avec moins de 2 euros par jour, les privations deviennent très sérieuses et provoquent des maladies ; à moins de 1 euros par jour, entre 1 milliard 200 millions et 1 milliard 500 millions de gens, pour eux c’est la faim, la sous-alimentation chronique ; en période de soudure (de 1 à 6 mois, voire 9 dans certains pays), la crise aiguë et la famine peuvent apparaître, la perte de poids et les maladies provoquent la mort.
Il commence par le revenu finalement disponible, compté en euros par personne.
Et la vie qui s’en va par degrés.
Neuf (9) millions de personnes par an meurent de faim.
Ils ne devraient pas mourir. Qui sont les assassins ? Qui sont ceux qui prennent quelles décisions ? Dans quels bureaux travaillent-ils ?
En dix ans (de 1996 à 2006) la situation a évolué ainsi : 852 millions de gens ont faim, ce qui représente 37 millions de plus. Mais on compte les vivants. Ce faisant, on ne prend pas la mesure de la faim. Car au nombre de ceux qui ont faim à un moment donné il faut ajouter celui de ceux qui sont déjà morts. Si l’on ajoute, chaque année, les 9 millions de personnes par an qui meurent de faim et qui donc manquent au décompte, en 10 ans l’augmentation aurait été de 37 millions plus 90, soit 127 millions. Ainsi, le nombre de gens qui ont faim diminue parce qu’ils meurent.
Ceux qui manquent.
Et autour d’eux, pour chaque mort, environ 10 fois plus d’êtres qui sont affamés, diminués, leur horizon temporel réduit à la semaine, à la journée, à l’heure. N’ont ni les forces ni le temps de parler.
Dès lors, pour ces morts, pour ces vivants, qui parle à leur place ? Et traduit, et trahit ?
Chaque année, on peut lire dans des publications que la faim recule. Mais ils font des calculs en pourcentage. Le volume, le nombre, en valeur absolue, ne diminue pas, au contraire ; et je dirais que depuis les accords de Marrakech, il augmente à nouveau.
1994. Fin du Gatt (accord général sur les échanges et le commerce), fin de l’exception agricole : les produits agricoles sont inclus dans les marchandages d’extension du libre échange, de réduction des droits de douane (ceux-ci, pour Mazoyer : protection des paysans). Et création de l’OMC. Montée en puissance des organisations de négoce de produits agricoles (les « trader ») centralisées, riches, dotées d’avocats, d’économistes, d’organisations de relation publique, de capacité d’influence (de corruption des esprits et des personnes clé) : pour les grains Cargill, Louis Dreyfus, Bunge, Soufflet, Toppfer, Ferruzzi ; pour les produits tropicaux Ed.F.Man, Sucden, Czarnikow, Bérisford.
75% de ceux qui ont faim sont des ruraux. Parmi eux, 9/10e sont des paysans pauvres, des ouvriers agricoles mal payés et leur famille. Les 25% restants sont des paysans pauvres et affamés, récemment condamnés à l’exode par la pauvreté et la faim, qui vivent dans les camps de réfugiés ou les bidonvilles. Cet exode rural représente 50 à 60 millions de personnes par an. Nous fabriquons donc tous les ans, dans cette époque où les prix agricoles sont particulièrement bas, des paysans pauvres et affamés à la vitesse de 10, 20, 30, 40, 50 millions de plus tous les ans. La pauvreté et la faim, à notre époque, se fabriquent dans les campagnes les plus pauvres du monde. Ce n’est pas si étonnant. Le revenu moyen des paysans aux quatre coins du monde, en Afrique ou en Asie, est de 3 à 6 fois inférieurs au revenu moyen des urbains.
La seule question qui vaille est celle du revenu agricole.
Les déplacements de la misère des campagnes vers les villes augmentent follement la pression démographique dans ces villes mêmes et poussent à l’exil en dehors d’elles les plus capables de fuir.
Conséquence : toutes les politiques de retour forcé ou acheté, sont vaines. Elles n’ont aucun rapport avec le revenu paysan dans les pays d’origine. Elles ne tarissent pas la source.
Et l’aide solidaire, les actions proches, humaines, savantes partagées, de quelle portée ? Modifient héroïquement les capacités de production locales mais laissent tranquille le marché, qui fixe le revenu, marché déterminé inhumainement par la spéculation internationale. Ce travail héroïque, adressé précisément à telle terre et à telle société qui l’habite - fragile : il peut être ruiné en quelques mois par l’océan de misère. Peut être noyé en une saison sous la concurrence à bas prix.
On peut donc évaluer à environ 2,6 milliards le nombre de bouches à nourrir dans les campagnes du monde. Dans la population agricole, on dénombre 1,34 milliards d’actifs, soit la moitié de la population active tous secteurs confondus. Pour 1 milliard 340 millions d’actifs, on compte 29 millions de tracteurs, soit 2% du nombre des actifs. L’agriculture que vous croyez connaître n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. Plus d’un milliard de paysans travaillent uniquement avec des houes, des bêches, des bâtons de fouisseur, des machettes, des couteaux à moissonner, des faucilles et des paniers à récolter. L’agriculture manuelle, sans animaux de trait, sans tracteurs ni machines, est donc dominante dans l’agriculture mondiale.
Prends ce morceau de phrase et le répète : « houes, bêches, bâtons de fouisseur, machettes, couteaux à moissonner, faucilles et paniers à récolter. » Je le répète : « houes, bêches, bâtons de fouisseur, machettes, couteaux à moissonner, faucilles et paniers à récolter. » Mouvements verticaux de plantation, d’arrachement. Mouvements latéraux de coupe. Mouvements répétés, verticaux, latéraux, verticaux, de ramassage. Reins battus.
Les pays dans lesquels les rendements sont de l’ordre de 10 quintaux de céréales à l’hectare – les rendements qu’il y avait en France au début du XXe siècle – sont peu nombreux. Dans près de la moitié des pays, le rendement des céréales ne dépasse pas beaucoup la tonne et dans beaucoup d’autres, il est en dessous. En Afrique, en Amérique latine, particulièrement au Brésil, la moitié des agriculteurs qui travaillent à la main n’ont jamais eu les moyens d’acheter des animaux, encore moins un tracteur ou une machine puissante ; ils ont du mal à renouveler leurs outils et ne peuvent pas acheter couramment des semences. Ils ressèment les leurs ou les échangent avec leurs voisins. Ils n’ont jamais acheté ce qui est considéré comme la panacée de l’agriculture moderne : l’engrais et les pesticides. Ils sont en agriculture biologique sans l’avoir voulu, et sans que nous leur payions leurs produits plus chers. Cela représente environ 600 millions de paysans dans le monde, soit un milliard de bouches à nourrir.
Se rend-il compte qu’il formule ainsi une promesse immense : jeter ces 600 millions de paysans du jour au lendemain dans les bras des vendeurs d’engrais de semences de pétrole et de pesticides, si seulement ils avaient de quoi en acheter.
Ce qu’il appelle « agriculture biologique », ce n’en n’est pas ; on ne peut définir l’agriculture biologique par l’absence d’engrais et de pesticides, c’est une agriculture outillée et savante. Ses techniques et savoirs-faire ont été inventés dans des pays tempérés, instruits, industriels, sur des sols épais en humus, et ses produits sont stockés, emballés et distribués selon les techniques et infrastructures développées pour le commerce de tout, ses produits vendus à des clients argentés.
Leur agriculture biologique ils devront l’inventer eux-mêmes ; sur leurs sols, sous leurs climats, avec leurs graines, etc. Pour cela il faut du temps, une infrastructure intellectuelle, technique, légale. Les besoins en revenu régulier d’autant plus importants. On ne peut les calculer sur la seule base de « ce qui manque » pour acheter les engrais et pesticides qui existent sur le marché. Il faut beaucoup plus : de temps, d’argent, de science. Plus de société.
Le travailleur manuel cultive entre un demi-hectare, un hectare et demi au maximum dans certains types de système de cultures. Ces paysans ont souvent été privés de terres à l’époque coloniale, quand de grands domaines de 1.000, 10.000, 100.000 hectares, ont été constitués. La très grande majorité des paysans sont des paysans sans terre ou ne possède qu’entre 1/10 d’hectare et 1/2 hectare de terrain à cultiver.
Les ‘‘sans terre’’ ou les minifundistes sont majoritaires dans presque tous les pays d’Amérique latine, même au Mexique qui a pourtant fait une réforme agraire, même en Équateur qui n’est cependant pas le pays le plus inégalitaire du point de vue foncier, etc. C’est aussi vrai en Afrique du sud, au Zimbabwe, dans certaines régions de l’Inde et des Philippines. Il existe un univers post-colonial dans lequel la grande propriété des colons, qu’ils soient arrivés il y a 300 ans, ou qu’il s’agisse de certains autochtones, Indiens ou Philippins, est tellement prédominante que la majorité des paysans n’ont même pas un hectare à cultiver.
Et où grande propriété n’existe pas on l’étend de façon brusque, gigantesque.
On a appris en mai dernier (une émission de TF1) que l’homme d’affaires chinois Jianjun Wang a acquis des droits sur 10 000 ha de bonnes terres irriguées au Cameroun pour produire du riz. Et ils s’organisent : Li Zhengdong, le Directeur du Département de Coopération Internationale du ministère chinois de l’agriculture, a « mis à l’étude » un plan d’incitation à de telles initiatives.
C’est le libre commerce. Y compris celui des terres. Commerce veut dire ici spoliation, vol. On accapare les terres. Le nouveau propriétaire décide quoi et comment cultiver. Les besoins en cultures vivrières du pays sont ignorés. Priorité absolue à la production exportatrice - vendue à un "prix de marché", elle, et rémunérateur - sur toute autre considération ; désinvolture de dominant et agriculture industrielle obligeant, on pourra saccager la terre par excès d’exploitation.
Le minifundisme s’est donc généralisé. Tous ces paysans ne sont pas dans la misère, certains arrivent même à fabriquer des systèmes de production très complexes et très productifs, à condition qu’on leur en laisse le loisir.
Systèmes de production = arrangements, accords, prévisions, échanges de services, partage de ressources. Sociétés. Et du temps.
J’arrête là pour ce soir.
En diagonale, le reste de son intervention : les destructions dues au commerce des denrées, les illusions de la « lutte contre la faim », comment faire.
On verra demain.
La crise alimentaire et la crise, épisode 2 - des prix de famine
La crise alimentaire et la crise, épisode 3 - les trucages, l’arrogance, la mort, les réformes
La crise alimentaire et la crise, épisode 4 - oligarchies alliées, violences, non violences
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La fracture agricole et alimentaire mondiale. Nourrir l’humanité aujourd’hui et demain par Marcel Mazoyer et Laurence Roudart
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Un entretien à propos de ce Journal avec la rédaction de YonneLautre.