Version initiale des notes prises le 18 juillet d’après les exposés de M. Mazoyer. La version finale est plus courte.
Vendredi 18 juillet 2008
Vrillé depuis hier dans mon esprit le nombre d’humains morts de faim chaque année, neuf millions.
Marcel Mazoyer : (…) essayons de comprendre comment on a fabriqué ces 3 milliards de pauvres, 2 milliards de malnutris et presque 850 million de sous-alimentés, et comment on en fait mourir 9 millions tous les ans.
Neuf millions : c’est un chiffre de guerre moderne. Guerre de trente ans (1618 - 1648) : la moitié de la population de l’Allemagne d’alors, détruite ; de 19 ou 20 millions d’habitants on est passé à moins de 10 ; il faudra un siècle pour revenir au même peuplement.
Environ 20 millions de morts en quatre ans, la Grande Guerre, la Première guerre mondiale. Deuxième : l’empire soviétique perd 21 millions d’hommes, civils et militaires renversés côte à côte ; sur tout le conflit, tous pays additionnés, entre 50 et 60 millions de morts ; cinq à six millions de juifs.
Le 11 novembre prochain à onze heures du matin nous serons, comme chaque anniversaire de l’armistice de la Grande Guerre, depuis que nous habitons ce village, avec une trentaine d’habitants, recueillis devant le monument aux morts.
Ces neuf millions morts de faim, chaque année une guerre civile mondiale.
Les forces en présence :
Dans les exploitations motorisées, mécanisées, chimisées, les mieux équipées, les mieux dimensionnées et les plus performantes, jusqu’à 2000 tonnes de céréales sont produites.
Et vous avez 500 millions de paysans qui produisent environ une tonne.
La concurrence fracasse les uns contre les autres, ne laisse le temps aux petits de grandir, de prospérer.
Et cette mécanique rapide, immense, produit baisse de revenu, pauvreté, expulsion des campagnes, pauvreté, main d’œuvre offerte au moins offrant, pauvreté, relative prospérité pour une minorité qui trouve dans le maelström des places d’ouvrier, d’instruit employé et pour le nombre grandissant qui n’a ni place ni temps ni déplacement possibles famine, faim, et pour 10% des affamés, la mort.
Cette mécanique produit la renaissance, la reformation des grandes propriétés, des latifundias. La grande emprise foncière avec tout ce qu’elle entraîne de violence, d’exclusivisme. Le sens de la famille et du temps, les mariages très soigneusement calculés et arrangés, comme entre monarques, et pour les mêmes raisons, propriété foncière dont on tire toute richesse et puissance, à transmettre sans jamais s’en déposséder, de génération en génération, avec souverain éloignement des hors lignée.
Selon Claude Bourguignon, aujourd’hui, en Espagne, 0,6 % de la population possède 80 % des terres ; en Angleterre, 2% de la population possède 80 % des terres...
Dans le nord comme dans le sud la réforme agraire a le même sens : morceler la propriété. Mais qui produira à nouveau, au fil des générations, les mêmes agrandissements et les mêmes asservissements. Ou bien l’invention de propriétés collectives, ou partagées, ou coopératives, qui ne transforment pas les paysans en esclaves salariés d’une latifundia collectiviste mais en coopérateurs libres ? dont les enfants pourraient partir, où de nouveaux venus seraient reçus ?
Non, non, non.
La dépossession plutôt.
De 1945 à 1970, la France importait parce que le pays n’était pas autosuffisant, mais elle se gardait bien d’imposer à ces agriculteurs le prix de revient américain, le « prix Chicago ». Tous les agriculteurs auraient été ruinés très rapidement. (…) Le prix assuré aux agriculteurs correspondait au prix de revient. En outre, le tarif douanier alors en vigueur nous permettait d’importer sans détruire nos agriculteurs. Cette politique imposait à l’intérieur le prix de revient américain, mais une taxe à l’importation permettait d’établir le prix intérieur aux environs du prix de revient moyen de nos agriculteurs. La moitié des agriculteurs se développait ; l’autre moitié cessait d’exister. Dans les années 1970, la France a atteint l’autosuffisance et a encouragé le développement des agro-exportations, notamment pour réduire les importations de soja.
La Suisse, la Norvège, le Japon, la Corée du sud, l’Inde, dans une certaine mesure, ont emprunté la même voie. La révolution agricole a progressé, les agriculteurs avaient un revenu, pouvaient donc investir, mais ceux qui ne suivaient pas étaient éliminés.
Tout tient par les prix : prix garantis (correspondant aux prix de revient), taxes à l’importation. Les agriculteurs sont protégés. Tout le contraire de l’hystérie libre-échangiste actuelle.
Toute discussion sur l’agriculture, sur la malnutrition, sur la famine, doit commencer par les politiques de prix : non seulement maintiennent l’activité mais permettent quels investissements sur quelles durées, etc.
On creuse des puits, on ouvre des écoles : tout ça. On a raison. On cotise. Mais en même temps ne se laisser entraîner à aucune focalisation, aucune tête baissée sur sa bonne tâche et refus de regarder autour. Aucune autocensure au prétexte de l’efficacité et de la bonté : toujours on doit parler prix, revendiquer prix. Tirer parti des relations nouées dans le creusement des puits, l’ouverture des écoles, la construction et l’organisation des dispensaires, etc. pour relancer, organiser, revendiquer, obtenir les prix, la protection contre les importations destructrices, etc. Sinon on ne sauve pas on laisse tuer.
Je crois qu’il y a autocensure, on s’interdit de parler et d’agir syndicats : on sait sans que personne ait besoin de le dire que ça fait partie du contrat, de l’autorisation d’aider. L’ingérence dans les affaires intérieures est autorisée pour ceci, interdite pour cela.
Peut-être même est-ce dans la vocation : avant même le départ, volonté d’être « positif ».
Jusqu’où suis-je injuste, je n’en sais rien.
Il faut que je relise les déclarations générales des organisations d’aide. Oublient-elles les prix, oui ou non ?
Une grande partie du monde, en particulier les pays d’Afrique, n’était embarquée ni dans la révolution agricole, ni dans la révolution verte, et ne se protégeait pas. Alors que les besoins d’importation de l’Afrique étaient quasiment nuls en 1960 compte tenu de la faible urbanisation, ils se sont mis à importer au prix international lorsque les villes ont commencé à se développer. Les prix de revient des marchandises importées étaient 2 à 3 fois inférieurs au prix de revient des produits de leurs propres agriculteurs.
Les importations ont saturé leurs besoins urbains intérieurs. Stimulées par l’absence de protection, elles ont encouragé la mise en place d’un système de prix à l’intérieur des pays africains, équivalent au système de prix des pays industrialisés où le prix des produits agricoles de base, est égale à la moitié ou au quart de ce qu’il faudrait à un paysan africain pour vivre.
Les paysans africains ont commencé à s’appauvrir. Pourquoi alors ne pas se spécialiser dans le coton, l’arachide etc. ? Le prix de ces marchandises est indexé sur le prix américain, les revenus des paysans africains ne sont donc pas garantis. La paupérisation a favorisé et favorise toujours l’exode rural.
En outre, ce système fabrique une force de travail qui est prête à travailler pour ½ dollar ou 1 dollar par jour ; le prix du coton, du café ou du cacao, s’en ressent et suit le prix de la main-d’œuvre.
Nous appauvrissons les paysans, développons le chômage, et faisons baisser le prix de la main-d’œuvre tout cela en important de l’alimentation à bas prix.
C’est la recette de Ricardo. Il disait aux Anglais : « vous allez baisser vos salaires parce que vous n’êtes plus assez compétitifs sur le plan industriel, il va falloir vendre moins cher » ; or, pour baisser les salaires, il faut importer les céréales américaines, la laine d’Australie et les produits laitiers plus ou moins conservés qui sont bon marché. Les grands économistes camouflent toujours leurs vrais objectifs. Ici, le but était de faire baisser le prix de la main-d’œuvre anglaise, ce qui a ruiné l’agriculture la plus avancée d’Europe. En 1900, l’Angleterre importait 80% de ce qu’elle mangeait.
C’est ce qui nous attend, ici, en France, maintenant, nous qui croyons être un peuple d’agriculteurs, si nous laissons faire.
Les subventions sont mortelles. Compromis non durable. Les puissants, selon leur conception de l’intérêt général, ont donné aux impôts cette noble tâche de maintenir les prix agricoles, avec eux l’entretien de la force de travail et son prix, au niveau le plus bas possible ; en contrepartie les agriculteurs maintenus.
À tout moment ils peuvent dire, fin de partie, maintenant on trouve des denrées encore moins chères ailleurs et ici, à portée de main, à nous les latifondias, dans le giron industriel pour ce qui est de l’organisation, aux mains du capital financier pour ce qui est du saccage et de l’extraction folle de profit.
Alors, l’Europe et la France ont commencé à se protéger, comme un certain nombre de pays d’ailleurs. Les pays importateurs ne se protégeant pas, importaient tellement que ceux qui avaient des capacités d’exportation n’arrivaient même plus à suivre la demande de ces pays.
En 1975, se produisit ainsi une quasi-rupture de stock en céréales, en soja etc. Nous étions à moins de 15% de la production de l’année dans les stocks de report d’une campagne sur l’autre. Les acheteurs internationaux se sont précipités pour acheter tout de suite ou à terme, et ont provoqué la flambée des prix. Les prix sont remontés à 500, 600 dollars la tonne.
Les pays de la révolution verte qui se protégeaient ont été boostés par ces prix importants, et ont même cherché à devenir agro-exportateurs. Des paysans d’Afrique ont alors stabilisé leur situation grâce à cette hausse des prix. Aux États-Unis et en France, des politiques de relance de la production ont été mises en œuvre en vue de devenir exportateurs ; pourtant, ce n’était pas vraiment justifié, puisque nous produisions des excédents invendables.
En 1975, la libéralisation de la circulation des capitaux a accentué ces évolutions. Les capitaux financiers internationaux, issus du secteur agricole, - Karguive, Dos Santos, Carrefour et quelques autres - se précipitent dans les pays où d’immenses territoires sont faciles à louer ou à acheter. Sur ces terres sous-exploités et sous-équipés - le latifundisme à l’époque était très peu modernisé -, vivait une force de travail relativement qualifiée et des cadres, capables de transplanter et d’adapter le modèle de l’agriculture américaine. Les investisseurs ont ainsi mis à profit l’expérience des agriculteurs du nord pour tout ce qui était motorisation, chimisation, et l’expérience des paysans du sud, qui avaient eu les progrès techniques nécessaires.
La révolution agricole contemporaine et la révolution verte ont été expérimentées et généralisées avec l’aide des pouvoirs publics, dans des pays d’agriculture plutôt paysanne. Elle n’avait pas vraiment réussi dans des pays de grande agriculture capitaliste, et plus ou moins réussi dans les pays d’agriculture étatisée. Ces deux révolutions agricoles sont très décriées aujourd’hui.
Et à partir du moment où des capitalistes se sont intéressés à ces territoires, le latifundisme s’est développé, comme au Brésil et en Argentine. Une agriculture capitaliste à salariés devient en quelques années aussi bien équipée et productive que l’agriculture américaine, européenne ou autres. À ceci près que les salaires sont de ¼ de dollar par jour à 3 dollars par jour, soient 50 fois inférieures à ceux pratiqués dans l’agriculture américaine ou européenne.
Ils peuvent donc produire à moitié prix ce que les Américains et les Européens produisent. Or, il aurait suffi que les Européens continuent de se protéger, en évitant toutefois de produire des surplus exportables qu’ils pouvaient de moins en moins exporter, puisque ces nouveaux pays agro-exportateur produisaient à moitié prix. Le prix international est ainsi passé de 200 dollars la tonne en 1980 à une centaine de dollars la tonne en 2000.
Je suis suffoqué.
Je continue la lecture demain.
La crise alimentaire et la crise, épisode 1 - neuf millions de personnes par an meurent de faim
La crise alimentaire et la crise, épisode 3 - les trucages, l’arrogance, la mort, les réformes
La crise alimentaire et la crise, épisode 4 - oligarchies alliées, violences, non violences
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La fracture agricole et alimentaire mondiale. Nourrir l’humanité aujourd’hui et demain par Marcel Mazoyer et Laurence Roudart
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