Version modifiée et augmentée d’un éditorial du site associatif d’information YonneLautre. La présente version n’engage que moi.
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Lors des dernières négociations, dites « Ségur de la santé », les syndicats des personnels hospitaliers ont obtenu des augmentations de salaire pour tous. C’est loin d’être la fin de l’histoire. Rien de tangible pour les créations de postes, ni pour les créations de lits, ni pour les hôpitaux dits, charitablement, « de proximité », etc. Quant aux conditions de travail, à la bureaucratie tatillonne des contrôleurs de gestion, aux déserts médicaux qui entraînent l’affluence aux urgences, à la soi-disant autonomie financière des établissements qui les conduit à la faillite… ce sera pour plus tard, des discussions sont promises.
Promesses, promesses
Pourtant, ce qui était promis, à l’ouverture de ces négociations le 25 mai, c’était une « refondation du système de santé », pas moins… – à l’exception toutefois de la hausse des effectifs, passée sous silence, silence qui n’a pas empêché les syndicats d’entrer dans la ronde. Olivier Véran, le nouveau ministre de la santé, le 20 mai : « Nous bousculerons les corporatismes, les habitudes, les inerties. Nous serons transgressifs s’il le faut », « rien ne sera plus jamais comme avant ».
Finalement, le 13 juillet, à la signature de l’accord qualifié d’historique par le Premier ministre, qu’est-ce qui a été obtenu ?.
Pour les salaires :
- une hausse des salaires de 183 euros nets mensuels "au minimum" pour l’ensemble des personnels des établissements hospitaliers et des Ehpads (hors médecins) ;
- une révision des grilles de salaires qui devrait entrer en vigueur au 1er janvier 2022 et bénéficier aux infirmiers et aides-soignants, mais aussi aux manipulateurs radio, aux kinés, personnels administratifs, etc. ;
- des majorations de salaire pour les heures supplémentaires, le travail de nuit et des jours fériés ;
- d’autres mesures pour la formation, les indemnités.
Après des années de blocage des salaires, revenant, de fait, à une baisse des revenus, c’est insuffisant.
Pour les effectifs et l’organisation du travail :
- le « développement de l’hospitalisation programmée », en fait, sur rendez-vous, toujours l’espoir des gestionnaires de « gérer » la pénurie de soignants par une meilleure gestion des lits… ?
- la création de « pools de remplaçants pour systématiser les remplacements des absences de plus de 48 heures » – « pool » de 4000 postes, vient de promettre le ministre, les personnels jugeront... ;
- la promesse de réduire le recours à l’intérim, un état des lieux des effectifs devra être fait dans chaque établissement…
Autrement dit : les restrictions d’embauche continuent, on traite les conséquences de la pénurie au plus juste, au plus économe, à coup sûr les tensions et les souffrances continueront elles aussi.
Où sont passés les 10 000 à 15 000 postes promis par le premier ministre ?
On ne sait toujours pas combien de soignants ont été contaminés, malades, combien sont guéris mais toujours handicapés, combien sont décédés. La Covid 19 qui devait être reconnue automatiquement comme maladie professionnelle reste un objet non identifié.
Le site No Bed Challenge, où les services des urgences peuvent indiquer chaque nuit le nombre de patients dormant sur des brancards faute de lits disponibles, est et sera toujours d’actualité.
Certes, des syndicats ont signé mais pas la CGT-Santé, ni SUD-Santé. Quant aux collectifs, Inter-Blocs (qui regroupe les professionnels des blocs opératoires), Inter-Hôpitaux, Inter-Urgences, qui ont été écartés des discussions dès leur début alors qu’ils ont animé grèves et démissions depuis plus d’un an, ils sont eux aussi en désaccord. Ils ne désarmeront pas. Si la population est informée, elle ne désarmera pas non plus.
C’est que nous avons à faire avec des autorités obstinées, qui persistent dans des politiques qui viennent de loin.
La persistance des fantômes
Cette obstination dans les « réformes » qui coulent le système de santé publique au profit du secteur privé, nous en avons été informés dès la nomination du nouveau gouvernement.
Car voici [Roselyne Bachelot→https://fr.wikipedia.org/wiki/Roselyne_Bachelot] en ministre de la culture, revenue des profondeurs du RPR et des émissions de radio racoleuses. Sous Nicolas Sarkozy, elle fut, de 2007 à 2010, ministre de la Santé et des Sports puis, de 2010 à 2012 ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale. Nous lui devons la « loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires » (HPST), loi qui remet les hôpitaux aux mains de leurs directeurs, qui crée les agences régionales de santé (les ARS) et qui généralise la célèbre « tarification à l’activité » (dite T2A) et qui, enfin, s’attaque à la « carte hospitalière », traitant les hôpitaux comme des usines qu’il faut fermer, qu’il faut fusionner, etc. Une œuvre de longue portée. Produisant la situation catastrophique d’aujourd’hui. Conduisant, par exemple, au plus fort de la pandémie, faute de lits en réanimation avec respirateurs (quatre à deux fois plus pour 100 000 habitants en Allemagne qu’en France), au confinement des anciens dans les Ehpads, avec les conséquences que l’on sait.
Car voici Jean Castex en Premier ministre. De 2005 à 2006, il fut le directeur de l’hospitalisation et de l’organisation des soins au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale. Autrement dit il fut le plus haut fonctionnaire chargé de la mise en œuvre des réformes et du contrôle de leur application. Il put continuer de veiller à la bonne application des « réformes » comme directeur de cabinet de Xavier Bertrand au ministère de la Santé de 2006 à 2007.
Les lits et la T2A
« Depuis une décennie, entre 2003 et 2016, ce sont 13 % des lits qui ont été supprimés (64 000 au total). À contrario et durant la même période, le nombre de lits d’hospitalisation à temps partiel (c’est-à-dire pour moins de vingt-quatre heures, uniquement le jour ou la nuit) a, lui, progressé de 53 %, passant de 49 000 à 75 000, soit la création de 26 000 lits. » (La Casse du siècle, p. 9). C’est une obsession : pour faire des économies, fermer des hôpitaux, fermer des services, fermer des lits, aller vers un hôpital qui soit « virtuellement sans accueil, consacré aux seuls soins techniques et hyper spécialisés ; en somme, un ‘’techno-hôpital’’ où le numérique et l’innovation sont les valeurs cardinales, où le travail de soin et de suivi des patients est délégué, privatisé et externalisé aux portes de l’hôpital, lorsqu’il n’est pas renvoyé aux familles des patients, rebaptisées pour l’occasion ‘’aidants’’ (La casse du siècle, p. 16).
La T2A est un des instruments de cette politique.
« Mise en œuvre à partir de 2004, la tarification à l’activité consiste à rémunérer chaque établissement à hauteur de sa production. Chaque patient est rattaché à un groupe standard de séjours appelé ‘’groupe homogène de malades’’, auquel un tarif national est appliqué. L’hôpital doit donc classer les patients dans un des 2 600 groupes existant afin de recevoir pour chaque séjour le tarif correspondant. Chaque année, l’Assurance maladie et l’agence chargée du calcul des tarifs (l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation, Atih) publient la grille tarifaire. Pour 2018 par exemple, une fracture bénigne de la jambe est payée 1 399,88 euros, un accouchement sans complication 3 747,32 euros, un avortement 702,28 euros, ou encore une transplantation cardiaque complexe (‘’de niveau 4’’, soit le degré de gravité le plus élevé) 71 909,72 euros. Le problème survient lorsque le niveau du tarif ne couvre pas le coût de prise en charge. Et, si un certain nombre de séjours se sont vite avérés rentables (les tarifs étant supérieurs aux coûts de production), à l’image de la dialyse, d’autres activités ont, elles, souffert de ce mode de financement transformant les patients en fardeaux financiers. La prise en charge des pathologies chroniques, le diabète par exemple, a ainsi été durement pénalisée, car la T2A privilégie dans ses modes de calcul les actes techniques et quantifiables, délaissant les activités de suivi et d’échange avec le patient » (La casse, p. 89).
Pour des établissement devenus « autonomes » sur le plan financier, et surendettés car ils ont dû investir pour remettre à niveau des équipements négligés pendant des années, la course à la rentabilité est vitale. « Dès lors que des activités deviennent rentables, l’ouverture ou l’agrandissement d’un service (et à contrario la fermeture ou la réduction d’un autre) deviennent l’objet de calculs économiques nouveaux. Les retombées doivent être mesurées et intégrées à des stratégies d’investissement, à travers des opérations assurant une valeur future pour l’hôpital. C’est ce qu’affirmait par exemple la directrice de l’hôpital de Villefranche-sur-Saône en 2018 : ‘’La T2A donne envie de travailler. Quand on veut développer une activité, embaucher un médecin ou investir dans un équipement, on monte un business plan. On sait que ça doit générer 8 % de marge, il ne faut pas que ça s’équilibre juste’’ (François Béguin, ‘’À l’hôpital de Villefranche-sur-Saône, la tarification à l’activité a permis d’embaucher des médecins’’, Le Monde, 27 février 2018). Ce calcul se double d’opérations proprement entrepreneuriales consistant à étudier le ‘’marché’’ et la pertinence d’un engagement financier sur le long terme. » Parmi ces opérations, on trouve l’estimation de l’étendue de la « patientèle » sur un territoire. Le terme est en lui-même éloquent. Fréquemment employé dans la médecine libérale, il désigne ce qui constitue en quelque sorte le ‘’fonds de commerce’’ d’un praticien cédant son cabinet. On le trouve désormais dans les hôpitaux, qui disposent pour certains d’une ‘’direction de la qualité et de la patientèle’’. Dans certains établissements, un service marketing a également la charge de réaliser des études prospectives visant à établir sur le territoire d’exercice les capacités de captation de l’hôpital ; quitte à entrer en concurrence avec des hôpitaux voisins » (La Casse du siècle, p.95).
C’est un des deux volets de la privatisation du service publique de santé : transformer les établissement en pseudo-entreprises privées. L’autre volet, ce sont des des politiques systématiquement en faveur du secteur privé existant.
D’où viennent les « dépenses excessives » ?
La casse du service public se fait au nom de la « rationalité économique ». Notre pays dépense trop pour la santé. « Trop », par rapport à quoi ? À l’état de santé de la population ? Non, par rapport aux pays concurrents. C’est ce que remarque, après bien d’autres, une note de France Stratégie, un organisme d’analyse attaché directement au Premier ministre, de janvier 2019 ; « Réduire le poids de la dépense publique » : [les] dépenses liées aux services de santé sont plus élevées qu’ailleurs, tout particulièrement les dépenses en produits médicaux et en santé marchande (médecine libérale, cliniques privées…) [c’est moi qui souligne]. Un résultat cohérent quand on sait que nos dépenses totales de santé par habitant (publiques et privées) sont parmi les plus élevées des pays de l’OCDE ».
Surprise, l’excès de dépenses ne vient pas du secteur public mais du privé. Page 8 de la note d’analyse : « Les dépenses publiques de santé représentent 7,9 points de PIB en France. Elles sont supérieures de 1,0 point à la moyenne des pays de l’Europe occidentale, mais cet écart cache une disparité assez marquée par type de dépenses. La France se caractérise par des dépenses publiques liées aux services de santé marchande (médecine libérale, cliniques privées) et à l’achat et au remboursement de produits médicaux (appareils, médicaments) sensiblement plus élevées qu’ailleurs (+1,4 point), alors que ses dépenses hospitalières sont en retrait de 0,5 point par rapport à la moyenne. Ce dernier chiffre s’explique toutefois par le niveau élevé des dépenses liées à l’hôpital au Royaume-Uni (6,1 points de PIB) et au Danemark (6, 4 points), deux pays où le système de santé est presque entièrement étatisé et où la frontière entre l’hôpital et la médecine de ville s’en trouve de facto déplacée. Si on exclut ces pays de l’échantillon de comparaison, les dépenses hospitalières françaises ressortent dans la moyenne. En outre, si on adjoint aux dépenses hospitalières celles liées aux cliniques privées, l’importance des dépenses publiques relatives aux établissements de soins situe cette fois la France au-dessus de la moyenne » ».
Alors que c’est l’hôpital public qui est accusé…
Les critiques des opposants aux politiques de privatisation se sont concentrées sur la T2A. Mais ce n’est qu’un instrument. Il ne faut pas perdre de vue les objectifs :
- un hôpital public plate-forme technique hyper spécialisée, qui fait externalise le soin et qui soulage le secteur privé des opérations les moins rentables ;
- un secteur privé prospère, propice à toutes les manœuvres industrielles et financières de concentration et de conquête des marchés quels qu’ils soient.
La T2A peut très bien, demain, être remplacée par un autre instrument, l’essentiel étant le pouvoir absolu de gestionnaires, de la logique comptable, contre celle des besoins de santé, au profit, finalement, des acteurs privés.
Ainsi, les négociations qui viennent de se terminer appellent des suites. D’autres négociations lancées par le gouvernement pour continuer, contre le moins d’argent possible, sa politique grandiose de destruction d’un système de santé au service de tous. Et d’autres luttes. C’est le message envoyé par la réapparition des fantômes. Pour vivre, nous devons refuser leur étreinte.
NB. : outre les liens figurant dans l’article, nous avons puisé beaucoup d’éléments et d’analyses dans le livre de Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, éditions Raisons d’agir, 2019.