Dans cette semaine (« Pourchasser des casseurs affamés »), thèmes entrelacés : famines au Burkina Faso, au Cameroun, dans le monde entier, la montée du prix du pétrole, le puissant groupe Carlyle touché, préparer la guerre contre la Chine - et ces notes du mercredi 5 mars sur les guerres palestiniennes - la semaine se terminera, samedi 8 mars 2008, par une lecture de Un Hymne à la paix au monastère de Saorge.
Mercredi 5 mars 2008
Un article de Vanity Fair qui s’appuie sur de nombreux documents inédits, repris et résumé par l’AFP. « Les USA ont tenté d’évincer le Hamas, déclenchant la crise inter-palestinienne ». En le lisant, et de là d’autres sources, je comprends enfin ce que je notais dans le brouillard en 2006 et 2007. L’histoire se déroule en trois temps : des élections ratées ; un coup d’État raté ; une guerre civile ratée.
Les élections. Courant 2005, il apparaît au pouvoir états-unien que l’influence du mouvement islamiste Hamas est trop forte en Palestine. Le président George W. Bush pousse à des élections législatives qui donneraient les pleins pouvoirs à son allié le Fatah, il n’écoute pas les avertissements du président du Fatah et de l’Autorité palestinienne, « nous ne sommes pas prêts ». Les élections ont lieu le 25 janvier 2006. C’est le Hamas qui les remporte, haut la main, son pouvoir dans sa zone d’influence, la Bande de Gaza, est conforté, légitimé.
Or, comme la secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères) Mme Condoleezza Rice le répète à tout propos, « Le Hamas est armé, et il est très clair qu’il est armé en partie par les Iraniens ». Le verdict des élections est inadmissible. Et puis, il faut absolument maintenir au pouvoir le Fatah – mouvement de libération de la Palestine – car c’est avec lui que tout est arrangé, il y a une « collaboration étroite avec Israël et les USA en matière de sécurité » – autrement dit, les services de police et de renseignement israéliens et du Fatah coopèrent pour le repérage et la mise hors d’état de nuire (corruption, assassinat, retournement) de Palestiniens en lutte contre l’occupation. L’objectif est clair : il faut renverser le résultat des élections.
Tentative de coup d’État. Hâte, impatience, autorité brouillonne. Le gouvernement états-unien s’adresse au Fatah, à son président Abbas, comme à un employé inefficient, qu’on licencierait si on pouvait – vite, dissolution du gouvernement et état d’urgence, et le Hamas qui vient de gagner les élections : sans aucun poste au gouvernement ! Tout de suite ! Comment, vous ne l’avez pas encore fait ? Dans les quinze jours, nous sommes bien d’accord ? (Oui, littéralement, Mme Rice a exigé l’exécution du nouveau plan dans un délai de 15 jours).
Sans légitimité électorale, on va essayer d’en créer une dans l’opinion, sinon celle des Palestiniens, au moins l’opinion chez les alliés. Je notais, fin janvier 2006 [1], les attaques immédiates et convergentes contre la légitimité des élections et du Hamas élu et, en conséquence : « Quelle guerre contre le Hamas et quand ? »
La guerre psychologique de délégitimation du Hamas qui est un mouvement terroriste, antisémite, etc., soutient l’action politique : le Département d’État, le Lieutenant General Keith W. Dayton, envoyé spécial « pour relancer le processus de paix », font pression sur le président Abbas pour qu’il déclare l’état d’urgence et constitue un gouvernement sans le Hamas. Ce qui impliquera ensuite, l’administration étant politique, le Hamas viré de tout poste aux Affaires étrangères, aux Affaires sociales, et ainsi de suite.
Mais le président Abbas traîne, après tout, le résultat des élections montre que son jugement politique est correct. Il est évident aux yeux de tous les observateurs qu’il n’y aura pas de déclaration de l’état d’urgence dans l’immédiat.
Que faire ? Si votre ennemi – ici le Hamas et avec lui l’Iran – remporte la victoire par les élections, et si vous échouez dans votre tentative de coup d’État, alors renversez-le par la force.
Guerre civile. L’Electronic intifada donne d’autres détails. Son titre : « Revealed : the US plan to start a Palestinian civil war », le plan des États-Unis pour provoquer une guerre civile entre Palestiniens. On va armer le Fatah. Mais, comme ses troupes sont sous-payées, sous-équipées, mal entraînées et indisciplinées, on va créer de toutes pièces une force armée moderne et efficiente. Et on a quelqu’un sur place pour s’occuper de cela, l’homme décisif, sans lequel rien n’aurait été engagé, Mohammed Dahlan, ancien chef de la sécurité palestinienne auprès du président Mahmoud Abbas. Un homme de confiance, engagé de tout son cœur auprès d’Israël et des États-Unis. Ils reproduisent une lettre que Mohammed Dahlan a envoyée au ministre israélien de la Défense, Shaul Mofaz, le 13 juillet 2003. Dans cette lettre publiée sur le site du Hamas le 3 juillet 2007 et reprise 15 jours plus tard sur Electronic Intifada, Mohammed Dahlan écrit : « Soyez certain que les derniers jours de Yasser Arafat sont comptés, mais laissez-nous le finir à notre manière, pas à la vôtre. Et soyez sûr que la promesse que j’ai faite au président Bush, je donnerai ma vie pour la tenir [2]. » Vantardise ? Bonne information ? Action ? Toujours est-il que Yasser Arafat mourait un an et demi plus tard, le 11 novembre 2004.
L’article de Vanity Fair, « The Gaza Bombshell » (La bombe Gaza), par David Rose, donne une idée de ses relations avec les États-Unis. Après plusieurs rencontres à la Maison Blanche, le président Bush d’alors déclare publiquement que Dahlan est « un bon, un solide leader » ; en privé, c’est « our guy », notre gars. L’ancienneté de cette relation. « J’étais proche de Clinton », dit Dahlan. Après les accord d’Oslo [3] c’est lui, Dahlan qui était le négociateur attitré sur les questions de sécurité (de surveillance de ses compatriotes, etc.). Clinton, donc George Tenet nommé par Clinton à la tête de la CIA. David Rose :
Dahlan a travaillé étroitement avec le FBI et la CIA et a développé une relation chaleureuse avec (...) George Tenet, (...). « He’s simply a great and fair man », un homme bien et loyal, dit Dahlan. « Je suis toujours en relation avec lui de temps en temps. »
Pour garder son influence dans les négociations il doit faire la preuve de son emprise sur ses concitoyens. À la fin d’une vidéo qui montre le défilé d’une petite troupe, on entend des miliciens bien alignés marteler distinctement, dans la langue internationale : « By blood, by soul, we sacrifice ourselves for Muhammad Dahlan ! Long live Muhammad Dahlan ! » – par notre sang, par notre esprit, nous nous sacrifions pour Mohammed Dahlan, longue vie à Mohammed Dahlan.
Peut-être est-ce cette amitié avec un homme manifestement « fort » qui a nourri la conviction que la situation était maîtrisable.
Pour légitimer la guerre qu’on prépare il n’y avait plus qu’à exiger (USA, Union européenne, Russie, et Nations unies) du Hamas qu’il reconnaisse le droit d’Israël à l’existence et qu’il accepte l’accord d’Oslo – impossible pour ce parti qui a besoin de monnaie d’échange – notamment, la reconnaissance d’Israël – pour de futures très dures négociations – et qu’il renonce à la violence – impossible pour ce parti qui existe par la violence en opposition à son rival, le Fatah, qui y a renoncé. Et par la qualification uniforme de « terroriste » cette opposition de violence à violence renforcée. Après avoir ignoré ou déconsidéré l’avis, par exemple, d’éphraim Halevy, ancien chef du Mossad, le service d’espionnage d’Israël, selon qui une forte « aile modérée » existe au Hamas et qu’il faudrait l’aider à prendre plus de poids.
On laisse ainsi hors champ l’imagination de voies qui briseraient le miroir violence versus violence, qui casseraient l’alternative soit violence soit soumission. On laisse hors vue toutes les forces qui œuvrent à ces voies, remarquables mères, veuves, filles. Mais le mot « terroriste » est ce qui permet de décider et d’agir vite.
Mme Rice contourne les objections et les procédures du Congrès et de l’administration : elle fait passer financements et armes par l’Égypte, la Jordanie et l’Arabie Saoudite. Entraînement des troupes en Égypte et en Jordanie. Coût de l’opération, plus d’un milliard de dollars. Fin décembre 2006, 4 camions égyptiens passent la frontière : 2000 fusils automatiques de fabrication égyptienne, 20 000 sacs de munitions, 2 millions de balles. Des armes légères, car tout ceci soumis à l’autorisation d’Israël. Mais c’est trop gros, trop visible. Aucun secret ne sera gardé, pas le moindre effet de surprise dans l’attaque projetée.
L’opération est révélée, vantardise, par Benjamin Ben-Eliezer, un membre du cabinet israélien, à la radio : « des armes qui permettront de faire face à ces organisations qui essaient de faire tout échouer » (le Hamas, donc). C’est public, tout le monde sait.
On ne va pas à la guerre tout de suite, car tous les acteurs prévoient le coup d’après, essaient de jouer un rôle sur la scène qui sera modifiée, s’insèrent dans le calendrier : dans la tension de la montée au conflit on peut trouver un compromis qui l’éviterait, il y a un détour par la politique et les négociations. Dans ces circonstances, c’est le roi Abdallah d’Arabie Saoudite qui est le plus puissant et le plus rapide. Il persuade Abbas de rencontrer le Hamas à La Mecque pour établir un gouvernement d’unité nationale ; Abbas vient le 6 février 2007, accompagné de Dahlan ; deux jours plus tard le Hamas est tout près d’une reconnaissance de l’État d’Israël, un accord est conclu : Ismail Haniyeh, du Hamas, restera Premier ministre, des membres du Fatah occuperont d’autres postes importants. « Quand arrive dans les rues que les Saoudiens ont promis de payer les salaires de l’Autorité palestiniennes, les membres du Hamas et ceux du Fatah célèbrent la nouvelles en tirant en l’air avec leurs kalachnikovs ».
Surprise aux USA, « Condi [4] was apoplectic. » Quand même, c’est à eux la manœuvre. Il faut s’en tenir au plan. Il ne faut pas que ce soit l’allié pétrolifère qui obtienne la reconnaissance d’Israël par le Hamas. De toute façon, il ne faut pas que le Hamas sorte de l’enfer des qualifications de « terrorisme ».
Le Hamas est une organisation terroriste donc on ne peut lui faire changer de stratégie et de politique que par la force, etc. Cela va ensemble : maintenir le qualificatif infamant, maintenir le plan politico-militaire.
Nouvelles pressions sur les Palestiniens pour la dissolution du gouvernement, élections... Mais cette fois-ci, en préalable, avec une force armée qui rétablisse « la loi et l’ordre1 », qui enlève au Hamas ses principales positions. En somme, une guerre civile qu’on gagnerait, et, sur cette victoire, des élections démocratiques... Délire.
En fait, rien ne s’est passé comme prévu, le Fatah armé par les États-Unis n’a pas chassé le Hamas de la Bande de Gaza, c’est le Hamas qui en a chassé le Fatah.
Le 30 avril 2007, des extraits du « plan d’action » sont révélés par un journal jordanien, Al-Majd. La violence reprend immédiatement.
À la mi-mai, 500 soldats du Fatah fraîchement recrutés et formés en Égypte, fiers de leurs véhicules et armements nouveaux, fusils à lunettes télescopiques, belles vestes pare-balles noires, paradent dans les rues de Gaza. Le 23 mai ils sont attaqués par le Hamas. Les nouveaux venus savent faire, ils sont bien armés, bien coordonnés, ils repoussent l’assaut. Le Hamas prend note. Il ne faut pas attendre que tout le contingent ait franchi la frontière. Il faut prendre les devants. Et c’est ainsi que, fin mai, le Hamas monte attaque sur attaque. Fait des prisonniers, les torture pour savoir.
Le 7 juin le journal israélien Haaretz révèle que, pour faire face, si possible reprendre l’avantage, Abbas et Dayton ont demandé à Israël l’autorisation de laisser passer de gros équipements : « des douzaines de véhicules blindés, des centaines de roquettes capables de transpercer les blindages, des milliers de grenades, des millions de munitions ». On va donc vers l’affrontement décisif.
Le Hamas connaît les plans adverses et les moyens engagés. Il agit sans tarder, sa contre-attaque est fermement et vite menée, par tous moyens, il utilise même des balles explosives interdites par les Conventions de Genève, il prend le contrôle complet du territoire en 5 jours, du 12 au 16 juin. Le quartier général du Fatah à Gaza est pris le mardi 12, le QG des forces de sécurité nationales contrôlées par le Fatah pris à son tour le 13 et, jeudi 14, les services de la « sécurité préventive » à Gaza (services dirigés par Mohammed Dahlan) sont saisis. La maison de Dahlan est réduite aux décombres. Le 16 juin, tous les immeubles du Fatah ont été conquis, y compris la résidence du président Abbas. Celui-ci, en plein affrontement, le 14, annonce la dissolution du gouvernement d’union avec le Hamas et décrète enfin l’état d’urgence, selon les plans. Mais les décrets n’y font rien, la Bande de Gaza n’est plus administrée du tout par son gouvernement, il ne règne plus que sur la Cisjordanie. Et le Fatah a perdu Gaza, le gouvernement d’urgence favorable à la paix existe, certes, mais il ne gouverne que la Cisjordanie. Et Israël n’est pas plus en sécurité.
Le complot a déplacé la lutte politique sur le terrain militaire, mais sur ce terrain aussi le Hamas l’a emporté, sauvant sa peau, accroissant son emprise sur la Bande de Gaza. Hamas allié à l’Iran et armé par lui. L’Iran, l’ennemi que l’on veut faire tomber, qu’on asphyxie par pressions économiques en espérant que le peuple souffrant se soulèvera contre son gouvernement, l’Iran qu’on veut bombarder [5].
Le Hamas qui règne, donc, maintenant, sur la bande de Gaza. Petite mais vitale : un territoire rectangulaire bordé au sud par l’Égypte, à l’ouest par la Méditerranée, autour par Israël occupant – et à l’extrémité sud de ce territoire un aéroport international. Même, au large, un gisement de gaz découvert en 1999, Yasser Arafat, le dirigeant du Fatah, parti palestinien dominant d’alors, dirigeant délégitimé puis probablement empoisonné, la mort symbolique précède la mort physique, gisement toujours inexploité dans l’attente, peut-être, d’une future guerre décisive ? Ce serait, cette bande de 41 km de long, 360 km2, le poumon d’un État palestinien si celui-ci était réuni, n’était pas réduit à un archipel de terres isolées.
L’homme important est Mohammad Dahan. Sa collaboration continue avec les Israël et avec les États-Unis, son opposition à Yasser Arafat, sont documentées dans un long article de Arjan El Fassed, The Electronic Intifada du 20 décembre 2006. Quand parviendra-t-il au pouvoir, s’il n’est tué avant – mais il est de toute évidence puissamment protégé – et par quelles voies, impossible de savoir. Dans l’attente, retenir ce nom.
Qu’un tel personnage soit le pivot et l’instrument de cette histoire, un triple échec, donne une idée de l’aveuglement, du manque de sang-froid et de la bassesse de ceux qui prétendent faire la politique de cette région. Quant à la paix, aux négociations de paix, ce n’est plus qu’un drapeau ensanglanté, qui en est dupe ?
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Un entretien à propos de ce Journal avec la rédaction de YonneLautre.