Qu’apprend-on ? Qu’est-ce qui peut durablement modifier sa façon de respirer — ou de considérer les gens — ou encore cette façon que l’on a de s’apprêter à répondre, aux moments de plus grande attention ?
Je devais avoir dix-neuf ans, je travaillais dans une station service la nuit. C’était à Saint-Jean de Luz, la station balnéaire de la côte basque. J’y ai passé les trois mois d’été. Je dormais dans une petite chambre, au sommet d’une villa. Quatre grandes baies. La lumière entrait à flot. Revenu le matin je m’endormais tout de suite, il me suffisait de fermer les paupières dans la lumière du jour levant. J’ai d’abord eu l’impression de ne vivre que le jour — de ne jamais voir la nuit. Au bout d’une semaine à peu près la sensation s’était inversée. J’avais l’impression que seule la nuit existait.
Un de mes collègues était un joyeux fêtard. Je voyais de temps en temps, venu avec lui chercher de l’essence, un de ses amis aux traits tirés, un cuisinier, fumant sans arrêt et qui m’expliquait que lui il claquait en deux mois ses économies de toute la saison passée. Mon collègue et le cuisinier n’attachaient pas beaucoup d’importance à la station service, mais pas moi : c’était ma première expérience de travail saisonnier un peu plus long et plus exigeant que l’habituel mois d’été dans les jupes de ma mère.
Le patron me l’avait bien expliqué : il ne fallait pas que les noctambules qui boivent un coup au bar d’en face prennent la station pour un parking. Et je l’avais bien compris : le passage devait rester libre pour que les clients aient accès aux pompes. Cela me donnait quelques soucis. Il fallait dire non, expérience plutôt nouvelle, et surtout je ne l’avais pas décidé. D’une certaine façon ce n’était pas moi qui disait non. Mais je m’y faisais.
Un jour je me suis vu. J’étais en train d’engueuler un jeune gars qui voulait laisser sa bagnole. Bon sang, mais je suis le concierge de cette station service. Cela m’a fait tout drôle. Je ressentais physiquement la métamorphose. J’avais pris entièrement l’habit de mon rôle. J’étais devenu l’abruti de service.
Cela faisait longtemps déjà que j’avais des lectures révolutionnaires. Il était entendu que la société crée des types humains. Et donc que des changements dans l’homme n’iraient pas sans changement de société. Ah. C’était donc vrai. Je ne sais plus trop pour quelle raison mais le lendemain même je me fâchais un peu avec le patron. Sous le coup de la colère je décidais que, puisque c’était comme ça, je me ferais révolutionnaire dès la rentrée universitaire et c’est ce que je fis.
J’ai continué de changer depuis. En fait je n’arrête pas de changer. J’ai accepté de changer sous la pression des événements et des rôles que j’ai à jouer. J’en suis venu à chercher de tels rôles et à en changer, dès que je sais et que ça va bien comme ça, histoire de continuer d’apprendre.
Pour continuer d’aller où je veux.
Et ce que j’aime c’est ce sentiment d’étrangeté. Je n’aime pas le changement pour l’ivresse que donnerait, par lui-même, le risque du changement — mais pour le sentiment d’étrangeté qu’il entretient. Un intime public.