René Descartes compose, fin 1649, à la demande de la reine Christine de Suède, les vers d’un ballet destiné à fêter la fin de la guerre de Trente Ans.
On en donne ici une édition moderne.
RÉCIT
Chanté avant le
BALLET
Qu’on observe ici le silence,
Et qu’on révère la présence
De la divinité qui préside en ces lieux,
Elle nous veut tirer des périls de la guerre,
Et malgré plusieurs autres Dieux,
Elle veut que la Paix revienne sur la Terre.
Reconnaissons que cette Paix
Est le plus grand de ses bienfaits.
Jusques ici par sa prudence
Et par la secrète influence,
Des ordres généreux qu’elle nous a donnés
Nous avons combattu avec tant d’avantage,
Que de grands peuples étonnés
Ont pris la loi de nous et nous rendent hommage.
Mais la Naissance de la Paix
Est le plus grand de ses bienfaits.
Célébrons donc cette Naissance,
Et remarquons en cette Danse,
Où la guerre et la Paix étalent leur pouvoir,
Que Pallas a raison de penser que la guerre,
La meilleure qu’on puisse avoir,
Ôte toujours beaucoup des beautés de la terre,
Et que de nous donner la Paix
C’est le plus grand de ses bienfaits.
LES VERS
DU BALLET
DE LA NAISSANCE DE LA PAIX
Pour MARS qui danse la Première Entrée
Je veux faire trembler tous les coins de la Terre,
Et montrer aux mortels qu’aucun des autres Dieux
N’eut jamais tant que moi de pouvoir en ces lieux.
Non pas même celui qui lance le tonnerre.
Ses éclairs et ses feux ne font qu’un peu de peur.
Au lieu que mes canons et mes autres machines,
Mes mortiers, mes pétards, mes brûlots et mes mines
Portent partout la mort avecque la terreur.
J’écrase les rochers, j’aplanis les montagnes,
Je comble les fossés, je mine les châteaux,
J’ensanglante les mers, je brûle les vaisseaux
Et je jonche de morts les plus belles campagnes.
Pour quatre gros, deux de Cavalerie et deux d’Infanterie,
qui représentent un corps d’Armée conduit par PALLAS,
en la Seconde Entrée.
MARS ne doit pas s’attribuer
Le premier honneur de la guerre.
Encor qu’il puisse remuer
Le Ciel, la Mer, l’Air et la Terre,
C’est la Fille de Jupiter
Qui seule peut le mériter.
C’est PALLAS de qui la prudence
Est si bien jointe a la valeur,
Que jamais le trop d’assurance
Ne lui donne trop de chaleur.
Elle est sage, elle est vigilante,
Elle est courageuse, et constante.
Aussi est elle en notre corps
Le chef sans quoi il ne peut vivre ;
Et nous faisons tous nos efforts
Pour avoir l’honneur de la suivre.
Sans elle ce corps divisé
Serait d’un chacun méprisé.
Pendant qu’il lui plait nous conduire
Tous les pays nous sont ouverts,
Rien n’est capable de nous nuire
Nous pouvons vaincre l’univers.
Et nous avons souvent la Gloire
D’amener ici la Victoire.
Pour la Terreur Panique qui danse la Troisième Entrée.
C’est à tort que PALLAS et MARS
Se vantent que dans les hasards
Leur pouvoir est incomparable,
Le mien est bien plus redoutable.
Il leur faut beaucoup de travail :
Il leur faut un grand attirail :
De poudres, de chevaux et d’armes,
Et de gens qui vont aux alarmes,
Pour ne livrer qu’un seul combat
Où assez souvent on les bat,
Encor qu’ils fassent bonne mine
Et qu’ils soient de race divine.
Mais moi qui fais bien moins de bruit,
Moi qui suis fille de la nuit,
Qui suis froide, pâle et tremblante,
Quand je veux donner l’épouvante
À un million de guerriers,
Et fouler aux pieds leurs lauriers,
Il ne me faut qu’une chimère,
Un songe, ou une ombre légère,
Qui j’envoie dans leurs cerveaux.
Et ils tremblent comme des veaux
Ils fuient, ils deviennent blêmes,
Et souvent se jettent eux mêmes,
En des maux plus à redouter
Que ceux qu’ils pensent éviter.
Pour quelques fuyards que la Terreur Panique a fait sortir de l’Armée
avant le combat en la Quatrième Entrée.
AUX DAMES
Nous nous sommes bien défendus.
Mais nous étions vendus.
Tous nos chefs n’ont rien fait qui vaille.
Tous les champs sont couverts de corps.
Tous les nôtres sont morts.
Nous avons perdu la bataille.
Les ennemis sont ici près.
Nous accourons exprès
Afin d’être votre défense.
S’ils viennent nous leur ferons voir
Que nous avons pouvoir
De punir leur outrecuidance.
Chères beautés n’ayez pas peur
Que nous manquions de cœur,
Bien que reteniez les nôtres,
Nous serons assez valeureux,
Et aussi très heureux
S’ils vous plait nous donner les vôtres.
Pour les Volontaires qui se rendent au camp lors qu’on se prépare
à donner bataille et dansent la Cinquième Entrée.
Nous allons courageusement,
Sans craindre le fer, ni la flamme,
Pour aider à l’enlèvement
D’une très belle et riche Dame.
Et nous n’y cherchons que des coups,
Car la Dame n’est pas pour nous.
Le plus haut point de notre attente,
C’est qu’afin de nous réjouir
Peut être nous pourrons jouir
De sa Demoiselle suivante.
Pour tel prix nous ne craignons pas,
De nous exposer au trépas.
Si vous doutiez de nos courages
Vous pourriez oyant ce dessein
Penser que nous sommes peu sages,
Et que notre esprit est malsain.
Et peut être aussi que nos belles
Nous estimeraient infidèles.
Mais quand nous vous aurons appris
Quelle est cette fille suivante
Dont chacun de nous se contente,
Vous cesserez d’être surpris.
Car cette suivante est la Gloire
Et sa maîtresse est la Victoire.
Pour la Victoire qui danse la Sixième Entrée.
Encore que cette cour soit remplie de Dames
Qu’on ne peut trop estimer,
Et que les plus nobles âmes
Sont obligées d’aimer,
Je surpasse pourtant en beauté les plus belles.
Et ce qui en fait foi,
C’est que pour un amant qui soupire pour elles
Mille meurent pour moi.
Pour des soldats estropiés qui dansent la Septième Entrée.
Qui voit comme nous sommes faits
Et pense que la guerre est belle,
Ou qu’elle vaut mieux que la Paix,
Est estropié de cervelle.
Pour des Goujats qui vont au pillage et dansent la Huitième Entrée.
Notre fortune est estimée
La plus heureuse de l’armée,
Car nous n’allons jamais aux coups,
Nos maîtres combattent pour nous,
Et quand ils ont de l’avantage
Nous allons mieux qu’eux au pillage.
Mais quel butin que nous fassions,
Quel profit que nous en tirions,
Nous ne devenons jamais riches,
Car nous ne saurions être chiches.
Car nous dissipons sans jugement
Ce que nous gagnons promptement.
Étant un jour en l’abondance,
Et l’autre faisant pénitence.
Nous avons tant de mauvais temps,
Et nous sommes si peu contents,
Qu’il faut avouer que personne
Ne peut trouver la guerre bonne ;
Que tous ses fruits sont très mauvais :
Et qu’on doit désirer la Paix.
Car notre vie est estimée
La plus heureuse de l’armée.
Pour des Paysans ruinés qui dansent la Neuvième Entrée.
Nous pouvons assez assurer,
Sans avoir besoin de jurer,
Que la guerre nous est nuisible.
Mais on a sujet de penser
Que notre cœur est peu sensible
Lors qu’on nous voit ici danser.
Toutefois si on considère
Qu’étant en extrême misère
Nous n’avons ni chevaux ni bœufs
Pour travailler a notre ouvrage ;
Ni beurre ni poules ni œufs
Pour porter vendre hors du village.
On connaît que la pauvreté
Nous enseigne l’oisiveté.
Et que n’ayant plus rien a craindre,
Nous avons plus aussi besoin
D’employer du temps à nous plaindre
C’est pourquoi nous sommes sans soin.
Pour la Terre qui danse avec les trois autres éléments
en la Dixième Entrée.
Voyant le feu parmi les eaux,
Lorsqu’il y brûle des vaisseaux :
Et le sentant en ma poitrine,
Lors qu’enfermé dans une mine
Il me déchire, et fait voler
Plusieurs de mes membres en l’air :
Voyant cet air rempli de poudre,
Et de feux pires que la foudre :
Enfin voyant que les combats
Troublent tous les corps d’ici bas,
Je crains qu’en peu de tems le monde
Ne périsse ou ne se confonde,
Et fasse un chaos, si les Dieux
N’envoient la Paix en ces lieux.
Récit chanté dans le ciel avant l’Onzième Entrée,
où Pallas danse seule.
Bien que la guerre vous outrage,
Et que MARS semble s’obstiner
À vous vouloir tous ruiner,
Peuples, ne perdez point courage,
Pallas a pouvoir du destin
D’y mettre bientôt une fin.
Les victoires lui sont certaines
Lors qu’il lui plait de les chercher.
Mais votre bien lui est plus cher.
Elle est lasse de voir vos peines.
Elle a pouvoir du destin
D’y mettre bientôt une fin.
Remerciez donc sa clémence
Des bons desseins qu’elle a conçus
Et pour les maux déjà reçus
Souffrez les avec patience :
Car elle a pouvoir du destin
D’y mettre bientôt une fin.
Pour la Justice qui danse avec Pallas et à la Paix
en la Douzième Entrée.
PALLAS m’ordonne toujours
D’accompagner ses armées,
Pour ce que sans mon secours,
Elles seraient trop blâmées.
Mais elle m’ordonne aussi
D’être compagne fidèle
De la Paix, qui vient ici
Pour y régner avec elle.
Et j’espère désormais
Pourvoir être si constante
À maintenir cette Paix
Qu’elle sera florissante.
Pour tous les Dieux qui délibèrent à la Paix
en la Treizième Entrée.
Nos intérêts sont si divers,
Que nous ne sommes pas à croire
En ce qui regarde la gloire
Et le bien de tout l’univers.
Car MARS, par exemple, serait
Blâmable s’il n’aimait la guerre,
Et au contraire si la Terre
L’aimait, on s’en étonnerait.
PALLAS seule est également
Et belliqueuse, et pacifique,
Qu’aucun de nous donc ne se pique
De contrôler son jugement.
Pour Mercure, à la Renommée qui danse avec lui lors qu’il vient
publier la Paix en la Quatorzième Entrée.
Demeure après moi Renommée.
Car tu es si accoutumée
À mentir quand tu vas devant,
Que les plus sages bien souvent
Ne jugent vrai que le contraire
De ce que tu veux faire croire.
Réponse pour la Renommée.
Es-tu donc plus que moi croyable ?
Es-tu moins que moi reprochable ?
Toi qui es le Dieu des marchands,
Et des larrons les plus méchants ;
Toi de qui les maquerellages
Ont escroqué maints pucelages.
Mais quand tu annonces la Paix
Puisses-tu ne mentir jamais.
Pour Apollon qui danse avec Pallas en la Quinzième Entrée.
Maintenant que la Paix est faite,
Et que MARS a fait sa retraite,
PALLAS se peut servir de moi,
Pour réparer en peu d’années
Toutes lez places ruinées
Des états soumis à sa loi.
Et j’ai de très bonnes raisons
Pour assurer que mes chansons
Ne lui seront pas inutiles
Car comme Amphion autrefois
Par les seuls accords de ma voix
J’ai pouvoir de bâtir des villes.
Pour les neuf Muses qui dansent la Seizième Entrée.
Nous venons pour inviter
Les Dames à imiter
Leur très savante Maîtresse,
PALLAS qui n’ignore rien,
Et dont le souverain bien
Est d’avoir de la sagesse.
S’il leur plait apercevoir
Quel est notre grand savoir,
Et de quel sexe nous sommes :
Elles ne pourront céder
La gloire de posséder
Tous les arts à aucun homme.
Même si elles n’ont soin
De les passer de bien loin,
Elles n’auront point d’excuses :
D’autant que nous nous trouvons
Dans le lieu ou nous vivons,
Pour un Apollon, neuf Muses.
Pour la Terre qui danse avec les trois Grâces,
en la Dix-septième Entrée.
Ne vous étonnez pas de me voir jeune et belle,
Moi qui vous paraissait tantôt tout autrement :
Mon naturel est tel que je me renouvelle
Si tôt que je jouis de mon contentement.
Quand mes bois sont coupés, mes villes ruinées,
Tous mes champs délaissés, mes châteaux démolis
On peut dire à bon droit que j’ai maintes années,
Et que mes membres morts sont presque ensevelis.
Mais la paix revenant on répare mes villes,
On sème d’autres bois, on fait d’autres châteaux,
On cultive mes champs pour les rendre fertiles,
Et j’ai par ce moyen des membres tous nouveaux.
Pour Janus qui ferme les portes de son temple
en la Dix-huitième Entrée.
Vous ne devez être étonnés
De me voir avec deux visages,
Je suis mis au nombre des sages
Par ceux qui me les ont donnés.
Ils ont cru que le souvenir
Des choses qui ont cessé d’être
Servait à me faire connaître
Les choses qui sont à venir.
Et j’ai deux fronts pour ce sujet
L’un est derrière, et représente
Toute la vie précédente.
L’autre a l’avenir pour objet.
Or on a cru communément
Que ces deux fronts étaient semblables,
Mais les temps étant variables
On en doit juger autrement.
Ainsi n’ayant jusques ici
Rien vu qu’une très longue guerre,
Et la Paix venant sur la Terre
Pour nous délivrer de souci,
On croira, sans être savant,
Ni rien penser d’extraordinaire,
Le visage que j’ai derrière
Moins beau que celui de devant.
Pour les Cavaliers qui dansent un grand ballet
en la Dix-neuvième Entrée.
Adorable PALLAS dont le divin pouvoir
Préside également à tous les exercices
Et de guerre, et de Paix, qui répugnent aux vices,
Qui pourrait vous suivant manquer à son devoir ?
Nous qui avons l’honneur d’être vos chevaliers,
Nous désirons vous suivre, aussi bien sur Parnasse,
Que dans les champs poudreux du puissant Dieu de Thrace
Pour paraître avec vous, et cueillir des lauriers.
Mais nous n’espérons pas aller si haut que vous,
Ce mont a des degrés : plus un chacun en passe,
Plus on juge qu’il a de savoir et de grâce :
Vous seule avez monté sur le plus haut de tous.
Et cela nous suffit, nous vivons dans un corps,
Dont nous sommes les bras, vous la divine flamme
Qui seule conduit tout, et qu’on appelle l’âme.
C’est assez pour les bras qu’ils soient souples et forts.
Récit chanté avant le grand ballet des Dames où Pallas, la Paix
et la Justice dansent avec les Muses et les Grâces. Fin.
Peuples que pensez-vous voyant tant de merveilles,
Qui vous éblouissent les yeux ?
On n’en a jamais vu sur terre des pareilles.
Pensez que votre esprit est ravi dans les cieux.
Vous allez voir Pallas, les Muses, et les Grâces,
La justice, et la Paix aussi.
Ne jugerez-vous pas, en regardant leurs faces,
Que tout ce qui est beau dans le ciel, est ici ?
Par PALLAS on entend la sagesse éternelle ;
C’est PALLAS qui règne en ce lieu.
La justice et la Paix y règnent avec elle.
Et pourtant nous n’avons qu’une Reine, et un Dieu.