Extrait du chapitre 4, dans le livre 2 de La Vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet.
C’est cet épisode qui donne son titre au poème en cours d’écriture, Descartes tira l’épée.
Étant sur le point de partir pour se rendre en Hollande avant la fin de novembre de la même année [1621], il se défit de ses chevaux et d’une bonne partie de son équipage : et il ne retint qu’un valet avec lui.
Il s’embarqua sur l’Elbe, soit que ce fût à Hambourg, soit que ce fût à Glückstadt, sur un vaisseau qui devait lui laisser prendre terre dans la Frise orientale, parce que son dessein était de visiter les côtes de la mer d’Allemagne à son loisir.
Il se remit sur mer peu de jours après, avec résolution de débarquer en West-Frise, dont il était curieux de voir aussi quelques endroits. Pour le faire avec plus de liberté, il retint un petit bateau à lui seul d’autant plus volontiers, que le trajet était court depuis Embden jusqu’au premier abord de West-Frise. Mais cette disposition qu’il n’avait prise que pour mieux pourvoir à sa commodité, pensa lui être fatale. Il avait affaire à des mariniers qui étaient des plus rustiques et des plus barbares qu’on pût trouver parmi les gens de cette profession. Il ne fut pas longtemps sans reconnaître que c’étaient des scélérats, mais après tout ils étaient les maîtres du bateau. M Descartes n’avait point d’autre conversation que celle de son valet, avec lequel il parlait français. Les mariniers qui le prenaient plutôt pour un marchand forain que pour un cavalier, jugèrent qu’il devait avoir de l’argent.
C’est ce qui leur fit prendre des résolutions qui n’étaient nullement favorables à sa bourse. Mais il y a cette différence entre les voleurs de mer et ceux des bois, que ceux-ci peuvent en assurance laisser la vie à ceux qu’ ils volent, et se sauver sans être reconnus : au lieu que ceux-là ne peuvent mettre à bord une personne qu’ils auront volée, sans s’exposer au danger d’être dénoncés par la même personne. Aussi les mariniers de M. Descartes prirent-ils des mesures plus sûres pour ne pas tomber dans un pareil inconvénient. Ils voyaient que c’était un étranger venu de loin, qui n’avait nulle connaissance dans le pays, et que personne ne s’aviserait de réclamer, quand il viendrait à manquer. Ils le trouvaient d’une humeur fort tranquille, fort patiente ; et jugeant à la douceur de sa mine, et à l’honnêteté qu’il avait pour eux, que ce n’était qu’un jeune homme qui n’avait pas encore beaucoup d’expérience, ils conclurent qu’ils en auraient meilleur marché de sa vie. Ils ne firent point difficulté de tenir leur conseil en sa présence, ne croyant pas qu’il sût d’autre langue que celle dont il s’entretenait avec son valet ; et leurs délibérations allaient à l’assommer, à le jeter dans l’eau, et à profiter de ses dépouilles.
M. Descartes voyant que c’était tout de bon, se leva tout d’un coup, changea de contenance, tira l’épée d’une fierté imprévue, leur parla en leur langue d’un ton qui les saisit, et les menaça de les percer sur l’heure, s’ils osaient lui faire insulte. Ce fut en cette rencontre qu’il s’aperçut de l’impression que peut faire la hardiesse d’un homme sur une âme basse ; je dis une hardiesse qui s’élève beaucoup au-dessus des forces et du pouvoir dans l’exécution ; une hardiesse qui en d’autres occasions pourrait passer pour une pure rodomontade. Celle qu’il fit paraître pour lors eut un effet merveilleux sur l’esprit de ces misérables. L’épouvante qu’ils en eurent fut suivie d’un étourdissement qui les empêcha de considérer leur avantage, et ils le conduisirent aussi paisiblement qu’il pût souhaiter.
En janvier 2012, La vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet a été édité intégralement pour la première fois depuis 1691 aux éditions des Malassis. Edition somptueuse et délicieuse.