(à Verberie ou Saintines, au bord de l’Automne, dans le département de l’Oise), officiellement : « Marbrerie de Picardie, Usine de Saintines »
Moulin fut nommé rouge non du sang mais de la garance
et fut rouge la rivière, non le moulin,
attenante au moulin l’usine non plus rouge
mais blanche et noire, blanche la poussière restée,
ouvriers partis, noirs les arbres, cames, piliers,
roues, engrenages d’acier, de fonte, ouvriers éclairés
par lumière zénithale, bancs de sciage nourris
par les blocs amenés d’aplomb, dans l’axe
par trains – et dans un temps plus antique
arbres de n’importe quelle fabrique tournant
sur eux-mêmes par roues entraînées par eaux –
il y eut un démon de l’abstraction tournant, convertissant
l’énergie horizontale constante et rectiligne
de la rivière canalisée en énergie constante tournante
et, fixé sur l’arbre tournant, n’importe quel
outil écrasant, broyant, et même, par arbre à cames,
révolutions converties en mouvements alternés
sciant, tissant, fil et trame, tissant les ouvriers,
sciant les ouvriers, et par poussières encrassant
les ouvriers, leurs bronches, poumons, pieds à décrasser
le soir par eau courante de la poussière que n’abattît pas
l’eau aspergée au-dessus des bancs de sciage -
et par monotonie, répétitions, la géométrie
de l’espace imparti abstraite, incorporée,
géométrie dans laquelle se mouvoir, servir
le travail des machines, le découpage des blocs en plaques,
la superposition des plaques, leur stockage, une mise
en attente, un repos bref des pierres, pierre accumulée
dans les alvéoles, durcissant, pierrant les poumons,
la géométrie de l’espace et des gestes inclus incorporée,
mentalisée, homme géométrisé, se sachant géomètre,
extrait, abstrait de lui-même, pendant le travail-même rêvant,
au-dessus de soi opérant, opération de séparation
des blocs en plaques, de séparation de soi-même
en deux êtres, l’un travaillant l’autre songeant,
séparation indéfiniment répétée, interrompue seulement
par coincement, fatigue, encrassement des machines,
par la pause du repas, pour la première équipe
de midi à une heure et demie, sa journée va
de sept heures le matin à dix-huit heures le soir,
onze heures trente de présence, dix heures de turbin,
pour la seconde, qui travaille de midi à dix heures du soir,
dix heures de présence, dix heures de turbin ? L’équipe
imposa-t-elle, les équipes imposèrent-elles aux machines
et au patron une pause ? De cinq heures à cinq heures et demie ?
Les journées sont dures, j’aurais préféré le poste de l’après-midi je le sais,
ce qui me manque ce sont les prénoms, par quels noms
s’interpelle-t-on, par quels prénoms se nomme-t-on –
mentalement, ne pas oublier, au Louis, de lui dire –
à haute voix l’interpeller, Louis ! contre le crissement des scies,
leur chant violent, brusquement élevé des graves
aux aigus et chacun dans l’atelier sait, par son ventre,
par ses épaules rentrées, où le banc d’à côté en est,
de la morsure dans la pierre, et chacun sait quand ce son cessera,
plaque séparée du bloc, puis quand ce son reprendra –
et ce rythme monte jusqu’aux bureaux où l’on sait par l’oreille
si la cadence est maintenue, les ouvriers sont des bras,
dit-on, mais ne retranchez rien, c’est par ventre et tendons
qu’ils vibrent – et ceci est abstrait, par répétition abstrait –
les patrons ont des oreilles et descendent brusquement,
que se passe-t-il, quand le bruit des scies est changé
en hurlement, quand l’harmonie de l’atelier est tuée –
qu’est-ce qui a été enlevé, est parti, mêlé aux poussières,
à l’eau – chair, sang, souvenirs, fraternités – et qu’a-t-on enlevé,
mot après mot, morceau après morceau,
pour que de « Louis », ou même, sur les registres, « Louis Riquier »,
on en vint à « les ouvriers » puis « l’ouvrier » - l’ouvrier en général,
abstrait – non de lui-même mais de la société – un outil
précis prit la veste de Louis, il hurla, il lutta, presque seul
d’abord, pour appuis seulement sa femme, ses enfants,
trois collègues, les autres sourds, réprouvant l’erreur, l’inattention,
c’est de sa faute, quand même, mais deux autres
rejoignirent les lutteurs et le curé s’en mêla – l’eau coule encore,
s’engouffre vers la turbine – ils gagnèrent : indemnités, repos,
réparations, reconnaissance de la chaîne causale –
quand on sort de l’usine, oreilles encore bourdonnantes,
on entend à nouveau la rivière jamais lassée –
l’être est entier – il ne faut rien ôter, ne rien retrancher,
il faut l’être entier garder, vibrations, géométries, tendons,
plaisanteries, combats – et tout on le transmet au fils, à la fille,
aux enfants des enfants – ils verront, ils vivront.
Poème écrit du 17 au 19 juillet 2014, lors d’un séminaire organisé par Michaël Batalla et Andrea Inglese qui réunit également Alessandra Cava ; Mariangela Guatteri ; Anne Kawala ; Jennifer K Dick ; Florence Manlik ; Renata Morresi ; Marc Perrin et Gilles Weinzaepflen. Hospitalité et travail collectif sans lesquels ce poème n’aurait pas été écrit.
Gilles Weizaepflen a réalisé un film où l’on entend, dits par leurs auteurs, tous les textes écrits lors de ce séminaire, enregistrés sur place, dans la version qui sera imprimée éditée par Mariangela Guatteri. Le dessin est de Florence Manlik, les images et la réalisation sont de Gilles Weinzaepflen. On peut voir ce film ici : http://vimeo.com/101581345.
Les travaux de ce séminaire (poèmes et traductions, dont un extrait de « Marbrerie du moulin rouge » dans sa version d’alors) ont été publiés en version papier par Mariangela Guatteri, c’est la feuille n°9 des Benway Series.
Ce poème, « Marbrerie du moulin rouge », a été publié par Camille Loivier dans le n°22 (automne 2015) de la revue Neige d’août.
On le retrouve dans Qui ne disent mot suivi de PP aux éditions Lanskine (2024).
Lu à de nombreuses reprises en public, comme ici, le 15 juin 2024, lors de la seizième "Nuit remue.net" à la librairie-café L’Ours et la vieille grille".