Texte de l’intervention que je n’ai pas pu prononcer au colloque ILF 2005 (internet littéraire français) - même pas pu y aller, j’étais pris de vertiges incoercibles - colloque organisé par Patrick Rebollar à Cerisy-la-Salle du 13 au 20 août 2005. Les résumés et les enregistrements audio sont disponibles ici.
Il s’agissait de présenter poésieschoisies.net (aujourd’hui poésieschoisies.fr) et les raisons de quelques choix de maquette, de circulation d’un texte à l’autre ; ces raisons sont aussi dans les plans d’imagine3tigres.net et d’ensembles comme Changeons d’espace & de temps et PP.
Pour commencer, je voudrais remercier les organisateurs d’accueillir, dans un colloque universitaire, de simples praticiens sans titre.
Je souhaite partager avec vous une expérience, celle de PoesiesChoisies.net (depuis juin 2011, poesieschoisies.fr), mais plus encore les idées qui la nourrissent. Il me semble en effet que plusieurs d’entre elles peuvent intéresser toute personne qui souhaite donner des textes littéraires à lire sur internet, sur écran.
Ces idées sont nées en bonne part de ma pratique d’écriture et de lecture ; je commencerai par vous raconter succinctement les buts et la naissance de ce site, en quoi les choix de conception de la page et de navigation sont en rapport avec mes manières de lire et d’écrire de la poésie.
Ensuite, on se baladera dans le site, on lira des poèmes, on tentera de mettre en rapport la lecture des poèmes et leur disposition, leur succession à l’écran.
Enfin, j’essaierai de formuler les possibilités d’évolution et de recherche suggérées, il me semble, par cette expérience. Il n’est pas facile de passer de l’individuel au collectif, mais c’est précisément le rôle d’un colloque ; c’est pourquoi, à nouveau, je suis heureux de pouvoir soumettre à la critique et à la discussion les propositions qui suivent.
Une lecture littéraire
L’un des buts de poesieschoisies est de donner à lire des poèmes et des poètes qui ont marqué mon propre itinéraire d’écriture. Ce ne sont pas les plus beaux poèmes du monde, ni même une réparation des injustices de l’actualité. Mais je peux dire, pour tous ceux qui sont mis en ligne, ce que mon écriture leur doit, les poèmes que j’ai écrit comme ceux que je ne parviens toujours pas à mettre au monde, et ceux que, pour les avoir lus écrits par d’autres, je suis maintenant convaincu de n’écrire jamais.
On y trouve des textes d’inconnus comme Michel Thion ou Fernand Tourret, de cette magnifique inventrice qu’est Valérie Rouzeau, du poète coréen Kim Su-Yong ; je suis en train de mettre en ligne des poèmes d’Antoine Emaz ; je prépare des pages (poésies et proses) de Saint-Jean de la Croix et il y aura, plus tard, Agrippa d’Aubigné, etc. La navigation « en rêvant » que je vous présenterai tout à l’heure fera peut-être, sans crier gare, tomber le lecteur d’un poème de l’un dans un poème de l’autre.
Le fait de mêler des écritures d’époques et d’inspirations diverses est une manière d’en appeler à l’expérience de lecture des visiteurs du site contre les idées toutes faites.
Par exemple, la dimension spéculative de quelques poèmes que l’on trouvera sur ce site, ou encore des poèmes d’allure narrative, indiqueront assez que je ne veux pas des interdits qui pèsent sur la poésie spéculative ou sur la poésie narrative ; ces poésies ne sont pas du passé.
Encore faut-il que l’émotion, l’illumination, soient présentes à la lecture.
PoesiesChoisies essaie donc de répondre à ce défi : qu’une lecture littéraire soit possible sur écran.
Les développeurs
L’existence du site a été annoncée le 16 juillet 2003. Je l’avais imaginé, dans ses principes et son organisation, au printemps 2001. J’ai raconté mon histoire à l’équipe de développeurs informatiques d’Écobilan, la société où je travaillais alors, durant l’été 2001. Ils m’ont dit qu’ils m’aideraient, c’est ce qu’ils ont fait, en prenant sur leurs loisirs comme il se doit.
La contrepartie informatique de mes schémas et la structure de la base de données sous-jacente au site visible ont été développées par Claude Mamier et Philippe Dulauroy ; l’interface a été développée par Nicolas Lichtenstein, il a mis aussi en place l’interface d’administration qui me permet de nourrir le site alors que mes connaissances en informatique sont très réduites ; c’est Nicolas Lichtenstein qui assure la maintenance du site et réalise les petites évolutions que je lui demande – il n’y en aura plus beaucoup maintenant.
Aux origines du site
Au printemps 2001, j’ai aussi imaginé que j’écrirai un jour ce que j’appelle des « textes en trois dimensions ». J’en voyais la rhétorique, les possibilités d’expression, en quoi celles-ci sont de simples prolongements des règles connues qui portent sur les rapports de position entre éléments du texte.
PoesiesChoisies est une première étape vers ce but.
Depuis, j’ai écrit des textes qui représentent d’autres pas dans cette direction. Changeons d’espace & de temps est un recueil de huit suites de poèmes, comme autant de parcours dans une même matrice. Une version « à plat » de Changeons d’espace & de temps a été publiée dans le numéro d’été 2004 de remue.net ; la même page accueillera une version pour écran quand elle sera développée, cette version sur écran reprendra plusieurs des principes de mise en page adoptés pour PoesiesChoisies.
Plus récemment, j’ai écrit PP, un cycle de poèmes sans début ni fin et dont on peut commencer la lecture par n’importe quel poème. On peut aussi passer d’un variante à une autre en prenant, comme poème suivant, le poème ou un des poèmes situés à la position suivante dans la variation initiale. Cycle de vie (3) est paru dans le numéro d’hiver 2005 de la revue remue.net. On y verra, dès qu’elle sera développée, une version allégée de la version pour écran…
J’ai écrit les spécifications du logiciel qui permettra de lire ces deux ensembles tels que je me les suis représenté dans l’espace ; selon Nicolas Lichtenstein, c’est raisonnablement réalisable…
Le poème comme dispositif de lecture
D’un autre point de vue, la construction de ce site, l’expérience esthétique qu’il propose à ses visiteurs, sont dans la continuité d’une vieille obsession pour la lecture, pour le poème en tant que dispositif de lecture.
En 1985-86, analysant les réponses à un questionnaire de jugements de goûts sur des poèmes, j’ai trouvé que l’on pouvait faire une typologie de lecteurs en croisant des critères d’ordre cognitif (différents modes de lecture selon que l’attention est portée sur la pertinence, les images, etc.) et des critères d’ordre sociologique (les attentes concernant la poésie, concentrées dans telle ou telle définition de celle-ci).
J’ai publié un poème, La Nasse, publié en quatre langues qui sont confrontées en quatre colonnes sur chaque double page ; ce dispositif fait partie du poème, il est cohérent avec son questionnement.
La mise en page d’un poème, d’un recueil de poésies, reflète votre propre conception de la poésie – ou votre absence d’idées sur le sujet.
C’est trivial, le simple fait d’aller à la ligne est un élément du contrat proposé au lecteur : ici il y a place pour un temps. Cette évidence doit être étendue à la page entière, au poème dans son ensemble - dans Poétique du lisuel, consacré à la lecture de la poésie, David Gullentops insiste sur l’importance de la matérialité du texte et de sa disposition pour son interprétation, il définit le lisuel comme la " conjugaison du matériel verbal du langage et des dynamismes visuels de l’imaginaire " (p.174).
La mise en page fait partie de la conception même du poème ; on pense au Coup de dès de Mallarmé, pensez aussi aux pages presque blanches d’un du Bouchet, pensez aux décrochages à l’intérieur d’un vers de Maïakovski.
Syllabe, strophe, poème
Je ne crois pas que le vers ou la rime soient les principaux éléments du poème ; je mets au premier plan la syllabe, la strophe et le poème lui-même.
La strophe est une structure intermédiaire, relativement autonome, qui est comme le berceau ou la caisse de résonance des petites formes qui partent sans cesse du mouvement de lecture.
Les rapports entre strophes sont comme les rapports entre la tête et le corps, passant par le cou, ou comme les rapports entre le dos et les bras, ces rapports organisent l’énergie à l’échelle du poème et accouchent du poème dans son ensemble.
Je souffre – et je suis sûr que beaucoup de lecteurs éprouvent la même chose, sans forcément savoir pourquoi – à chaque fois qu’une strophe est interrompue en bas de page, spécialement en bas de page impaire.
Regardez, par exemple, dans l’édition de poche de Battre la campagne de Raymond Queneau, le poème « Encore le cycle de l’eau » :
– nous n’en voyons que les deux premiers vers ; il faut tourner la page pour se rendre compte qu’il est composé de trois quatrains :
Voilà, en résumé, quelques-unes des expériences et convictions qui ont orienté les choix de mise en page et de navigation de PoesiesChoisies. C’est le moment d’y entrer.
Horizontal
La page d’accueil est un poème ; pas d’explication, pas de sommaire, pas d’illustration de couverture ; le site est pour ainsi dire absent – il n’y a rien d’autre à faire que de lire.
Le poème d’ouverture n’est pratiquement jamais le même, il y a un générateur de hasard qui pioche dans la base de données, mais c’est un hasard un peu arrangé : il y a une priorité aux derniers textes mis en ligne.
L’identité graphique
Pour les besoins de l’exposé on va d’abord lire un poème court, qui tient sur un seul écran, pris dans le recueil d’Isabelle Pinçon, Ut, L’idée bleue éditeur.
Je suis partie de la voix pour...
Le poème occupe le centre.
Sans avoir besoin de le lire, on voit qu’il est décomposé en strophes courtes, que celles-ci sont composées à chaque fois d’une phrase d’un seul élan.
Ou bien Le mur qui se bâtit lui-même, de Vladimir Holan, (L’abîme de l’abîme, traduction de Patrick Ourednik, Plein Chant éditeur).
Pas de strophe ; un seul bloc, il faudra le déchiffrer, de heurt en heurt.
Ou encore, ce poème de Cid Corman, extrait de : eau-forte, traduction de Rüdiger Fischer, éditions En forêt / Verlag Im Wald.
C’est un tercet, et on a une paix royale, rien ni personne pour nous déranger et nous empêcher de le savourer, le lire et le relire.
Ce que l’on voit à chaque fois au premier coup d’œil, avant même de pouvoir déchiffrer, et qui nous indique le souffle et l’attention demandés, c’est ce qu’on pourrait appeler l’enveloppe graphique du poème, ou son identité graphique. L’identité graphique fait partie du poème, elle est du poème.
Le plancher et la diagonale
Vous le voyez en bas de l’écran, le poème repose sur une barre, et celle-ci renvoie aux fonctions habituelles du site (Informations, Bulletins, etc.).
Ce qui détermine la place de cette barre dans la page, c’est sa distance par rapport au dernier vers et à la signature du poème : elle indique le poème ; cette barre donne à toute la page son assise, c’est son plancher.
La page est aussi orientée selon une diagonale, depuis le coin en haut à gauche, « sommaire », jusqu’au coin en bas à droite.
« Sommaire » est un terme connu ; on suppose qu’il rassure à la première visite : on n’a pas besoin d’y aller pour lire, on peut même lire d’autres poèmes sans y passer – mais si quelque chose ne va pas, on pourra toujours cliquer sur « sommaire » et regarder ce qu’il y a.
Cette diagonale qui va de gauche à droite et de haut en bas est un résumé du mouvement de la lecture lui-même. Prise dans ce mouvement, on espère qu’elle gêne le moins possible et, en même temps, on espère qu’elle facilite le repérage très rapide, avant et après la lecture d’un poème, des aides à la navigation que ces coins proposent ; on y reviendra.
Éviter l’ascenseur
Le présupposé qui justifie cette disposition, c’est que tous les écrans d’ordinateurs sont horizontaux.
Dans les pages que nous venons de lire, il n’y a pas de coupure, puisque le poème est trop court… Si le poème était plus long, et si on utilisait sans réfléchir les fonctions utilisées de façon routinière par les développeurs, il n’y aurait pas de coupure comme pour un livre dont on tourne la page – mais il y aurait un ascenseur à droite. Ce n’est pas un avantage de l’écran sur le papier. Du point de vue de la lecture littéraire, c’est une catastrophe : parce qu’il y a quand même coupure et parce qu’il y a déstabilisation de la page.
Il y a quand même coupure, rupture de l’attention, puisque nous devons faire défiler la page vers le bas ; pour cela, la main sur la souris s’active, on sort le curseur de la zone de lecture, on le pointe sur la barre d’ascenseur qui est toujours trop fine, et bien sûr on doit le descendre : pendant tout ce temps on ne lit plus.
Cette coupure est redoublée par la déstabilisation de la page ; il faut attendre que la page soit stabilisée, arrête de défiler, pour retrouver à quel endroit on avait abandonné la lecture.
On est donc sorti de la lecture littéraire – non sous l’impulsion d’une rêverie, mais contraint et forcé.
Cette idée, rester dans l’espace de lecture, rester au plus proche, géographiquement parlant, du texte lu, limiter le plus possible les mouvements du curseur, de la souris, et en même temps rester dans une page stable, cette idée est mise en œuvre dans les mises en page de quelques sites littéraires ; voyez les flèches en bas de page à droite de Flashes, de Patrick Bouvet, sur Inventaire/invention - ou plutôt, non, on ne voit plus, depuis que cette conférence non prononcée a été écrite le beau site Inventaire/Invention a mis la clé sous la porte.
Les solutions adoptées sur PoesiesChoisies ne nous mettent pas absolument à l’abri de l’ascenseur… Vous voyez que d’autres font mieux.
Quant au format pdf, il cherche à imiter le livre dans ce qui peut rester de lui à l’écran, et donc sa verticalité. Ascenseur à nouveau. C’est dans ce format qu’on lit beaucoup de livres électroniques ; c’est une catastrophe pour la lecture littéraire (et peut-être pour tous les lecteurs…).
Pourtant, rien de plus facile que de faire des « pdf » à l’horizontale…
Coupure
Mais quand le poème est plus long qu’une page, qu’un écran, comment faire pour éviter l’ascenseur ?
Voici un poème plus long, Las meninas, de Cid Corman, extrait de rien(un désir, aux éditions aeiou :
J’avais erré...
On a coupé le poème dans l’espace entre deux strophes. C’est la règle sur PoésiesChoisies.
Tout à l’heure je vous ai dit ce que je pensais de la fragilité et de l’importance des strophes : vous voyez, elles ne sont jamais coupées, on les laisse vivre dans la page.
En italique, en bas de page, on peut lire les deux vers de la strophe suivante qu’on trouvera en haut de page, dans la suite de la lecture.
Nous sommes en bas de la première page de ce poème, mais pas en fin, notre plancher n’est pas encore là, nous avons un (ou n) pallier(s) à descendre.
Comment changer de page ? Malgré la répartition du poème sur deux pages, on n’a pas d’ascenseur.
Mais on a une image à gauche de l’écran, qui est l’image, l’identité graphique du poème.
Et cette image est active : la page actuelle est brillante, le futur du poème, les strophes suivantes, sont en sombre, il suffit de cliquer dessus pour y aller.
Ainsi, pour lire la suite, le curseur n’est pas sorti de la zone de lecture. L’image est large assez : pas de pointage de précision. Mieux, on refait connaissance, fugitivement, avec la forme d’ensemble du poème.
On appelle cette image active du poème, le fantôme.
Faute de plancher, c’est ce fantôme qui donne son appui au poème, un appui à gauche, vertical : notre lecture continue.
Fantôme, la gauche et la droite
Les poèmes publiés sur PoesiesChoisies sont marqués d’un très vieil héritage, le format vertical ; les vers font, dans la plupart des cas, de sept à treize ou quatorze syllabes. Les poèmes n’occupent donc pas tout l’écran, il y a de la place à gauche et à droite.
Nous avons vu, avec la diagonale, que cet espace est orienté par le sens de la lecture – dans nos langues, de gauche à droite et de haut en bas.
On réserve donc à la gauche ce qui est de l’ordre d’une vision première du poème, d’une vision d’ensemble, ce fantôme qui nous accompagne dans notre lecture.
À droite on mettra les notes, qui sont d’une lecture seconde, critique ; on le verra plus loin dans la partie sur la lecture documentaire.
Ou, si on préfère, l’espace est orienté du préexistant et du passé de la lecture à son futur.
Cette idée d’une vue d’ensemble et – en prose – des grandes articulations du texte, et la nécessité de placer cette vue active à gauche de l’écran sont déjà mises en œuvre de façon massive dans les dernières versions des logiciels de bureautique de Microsoft, par exemple par l’option d’affichage du plan dans PowerPoint ou dans word, à condition d’avoir mis des titres et intertitres ; c’est aussi une option des lecteurs de fichiers pdf.
Le dernier vers
Un des accidents de lecture les plus pénibles, dans l’édition sur papier qui ne respecte pas les poèmes, c’est l’incertitude dans laquelle on peut se trouver sur le statut du dernier vers de la page : est-ce le dernier vers d’une strophe ? est-ce le dernier vers du poème ?
On croyait que le poème était mauvais, mais non, il continue, il donne toute sa force dans le dernier vers qui est à la page d’après…
Ce dernier vers est presque aussi important que le poème lui-même : comme fin il lui donne son cadre et sa complétude – et il lui donne tout le vide qui l’entoure – pour beaucoup, ce serait une définition suffisante de la beauté.
Sur cet écran...
...on sait sans ambiguïté qu’on est au dernier vers :
- on est à la fin du fantôme ;
- la barre, notre plancher, est apparue sous la signature du poème.
Dès lors, on peut s’arrêter et rêver dans le vide produit par le poème entier ; on peut aussi repartir en boucle, au début.
La relecture
Une des caractéristiques du poème, c’est qu’il peut être relu, qu’il demande à l’être, et qu’il peut l’être autant de fois que l’on veut.
Le fantôme permet de revenir au début du poème et de recommencer la lecture d’un seul clic ; il ne faut pas revenir au navigateur et cliquer n fois sur « page précédente » : on reste dans la page de lecture, dans l’écran de lecture.
On peut faire l’essai avec La cascade, un des Cent poèmes de Kim Su-Yong, dans la traduction de Kim Bona, chez William Blake & Co éditeur :
De la falaise verticale...
Profond
L’écran n’est pas seulement horizontal, il est aussi profond : les liens hypertextes traversent les pages du livre, ils permettent d’aller directement d’un texte à un autre.
Un des obstacles au plaisir de lire dans les sites qui recueillent des poèmes est le recours aux sommaires, aux listes alphabétiques : encore une rupture dans la lecture.
Je préfère, quand je tiens un livre en main, continuer le plus longtemps possible dans l’état de torpeur et d’éveil de la lecture. Pour faire durer cet état agréable et inspirant, il est bon de pouvoir prendre un autre livre en quelques secondes, interruption à peine sensible parce qu’elle reste à l’intérieur du désir de lire.
En fait, il est impossible de se passer complètement des sommaires et des index. On en trouve sur le site, dès la page d’accueil, c’est ce petit menu déroulant, en haut à gauche. Mais on a essayé de repousser ce recours le plus loin possible, et on y reviendra à la fin de cette présentation, dans la partie sur la lecture documentaire. Il fallait proposer d’abord d’autres façons de passer d’un texte à un autre, sans porter dommage à la rêverie, au contraire : en s’appuyant sur elle. C’est le mode de navigation dit "en rêvant".
On repart de la Cascade de Kim Su-Yong.
Quand vous passez le curseur au-dessus du texte du poème, certains mots se soulignent, ils deviennent actifs ; ainsi, dans la première page de ce poème, « peur », « nuits » ou « eau ». Sur la deuxième page, « eau » à nouveau et « ivresse » sont les mots actifs sur cette page. Ce sont des liens hypertextes, mais Nicolas Lichtenstein a trouvé une solution nettement plus discrète que le surlignement permanent habituel.
On clique sur « eau » ; on arrive sur un autre poème : Rond d’Eau, d’Andrea Raos, (Luna velata, traduction collective, coll. Les comptoirs de la nouvelle B.S, CipM éditeur).
Nous étions dans une cascade, sous une verticale violente, nous voici dans un jeu qui se joue à l’horizontale, un étang, et les surprises sont les sauts de poissons imprévisibles. Leurs verticales insaisissables.
Les sensations du premier poème ne sont pas oubliées, ni altérées, me semble-t-il.
On peut continuer le jeu et cliquer cette fois-ci sur un autre mot actif dans le poème d’Andrea Raos, « vent », et on se retrouve dans l’herbe chargée de pluie : L’herbe de Kim Su-Yong (op. cité).
C’est comme si la tristesse, latente dans le poème d’Andrea Raos, chantait et trouvait une autre expression.
Et ainsi de suite.
On peut très bien utiliser le site de cette seule façon, en allant d’un poème à l’autre, sans recourir au sommaire, sans chercher à en savoir plus sur les poèmes, les recueils, les poètes, les éditeurs.
Nicolas Lichtenstein a développé un petit moteur d’indexation qui néglige les mots grammaticaux et ne retient que verbes, substantifs et adjectifs. Il m’a aussi donné la possibilité de faire une indexation manuelle.
Lecture documentaire
Le site est organisé en deux couches, nous venons de visiter la première, la seconde est documentaire et critique.
Cette partie documentaire est organisée comme le monde de la poésie lui-même : un auteur écrit des poèmes qui sont réunis en recueils qui sont publiés par des éditeurs. Dans la phrase qui précède, les substantifs en italiques sont les tables de la base de données, et les locutions verbales sont les jointures entre ces tables.
Repartons du poème d’Andrea Raos, Rond d’Eau : passer le curseur sur la signature du poème, en bas à droite, révèle un menu :
- « mèl carte » est une carte postale, tout écran de poème peut être envoyé ainsi à l’adresse de votre choix ;
- « le poème » est une note informative et ou critique sur le poème ;
- « le recueil » est une note critique et informative sur le recueil ;
- « le poète » est une note critique qui situe le poète dans le champ, essaie de caractériser ses inventions.
En un mot, toutes les ressources qui peuvent être rattachées directement au poème qu’on vient de lire. Si on veut en savoir plus sur l’auteur, ou sur le recueil, c’est le plus petit geste qu’on puisse faire.
On peut aussi accéder à ces ressources à tout moment, si on veut changer de poète ou de recueil ou de poème, par les menus du sommaire, dans le coin de la page en haut à gauche.
Les pages Recueil, Poètes, Éditeurs indexent, dans leur partie droite, les poèmes du même recueil, du même auteur, et les recueils publiés chez le même éditeur.
J’ai choisi de deux à trois poèmes par recueil, de sorte qu’on ait une idée du recueil dans son ensemble.
Il y a donc une lecture possible par recueil, en partant de la page du recueil, ou par poète, etc. Je sais que certains visiteurs procèdent ainsi ; ils cherchent à se former une image du recueil, du poète ; ils souhaitent rester dans une lecture, une continuité qui serait celle d’un livre ouvert devant soi et qu’on explore, ou celle de quelques livres du même auteur posés près du lit.
Analyser et expérimenter ?
Je suis loin d’être le seul ou le premier à imaginer d’autres modes d’écriture et de lecture, on citera certainement au cours de ce colloque Marelle de Julio Cortázar et les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau… J’ai seulement esquissé les rapports entre une expérience de site littéraire et un parcours littéraire déterminé : un exemple parmi d’autres. En indiquant ses rapports avec des théories littéraires ad hoc, bricolées à usage personnel.
Je serais très heureux si quelques-unes des idées présentées ici étaient imitées et améliorées. Il n’y a aucune propriété sur le code.
Il existe de nombreuses ressources sur l’ergonomie des sites internet, un travail analogue est à développer pour les sites littéraires.
Si l’on veut aller plus loin, préciser des définitions, sortir les idées et les concepts de leur gangue d’histoire personnelle, particulière, alors peut-être faudra-t-il qu’existe une coopération entre chercheurs et praticiens.
Cette coopération permettrait de passer de l’analyse à l’expérimentation : les retours à l’analyse comme à la pratique, seront, ensuite, d’autant plus riches.
Combiner analyse et expérimentation implique une coopération entre équipes de recherche de spécialités et de culture peut-être pas si différentes : littérature d’un côté, sciences cognitives de l’autre. Mais sans doute je rêve.